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Russie. La répression implacable du Kremlin musèle le journalisme indépendant et le mouvement anti-guerre

  • Les médias indépendants sont bloqués, plus de 150 journalistes ont fui le pays
  • Facebook et Twitter interdits
  • Une nouvelle loi punit la couverture indépendante des événements d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans d’emprisonnement ; le terme « guerre » et les appels à la « paix » sont effectivement interdits
  • Plus de 13 800 personnes arrêtées de manière arbitraire lors de rassemblements contre la guerre depuis le 24 février

Les autorités russes ont déclenché une répression sans précédent à l’échelle nationale contre le journalisme indépendant, les manifestations anti-guerre et les voix dissidentes à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a déclaré Amnesty International le 10 mars 2022.

En bloquant les médias les plus populaires critiques à leur égard, en fermant des stations de radio indépendantes et en contraignant des dizaines de journalistes à cesser de travailler ou à quitter le pays, les autorités privent quasi complétement les citoyen·ne·s en Russie d’un accès à des informations objectives, impartiales et fiables. Roskomnadzor, le service fédéral chargé de la supervision des médias en Russie, a aussi bloqué l’accès à Facebook et Twitter.

« Depuis 20 ans, les autorités russes mènent une guerre secrète contre les voix dissidentes en arrêtant des journalistes, en réprimant les salles de rédaction indépendantes et en contraignant les patrons de presse à imposer l’autocensure. Depuis que les chars russes sont entrés en Ukraine, elles ont basculé vers une stratégie de la terre brûlée qui a transformé le paysage médiatique de la Russie en terrain vague », a déclaré Marie Struthers, directrice du programme Europe de l’Est et Asie centrale à Amnesty International.

Les reportages critiques et les réseaux sociaux réduits au silence

Depuis le début de l’invasion, Roskomnadzor a commencé à établir une censure analogue à celle des zones de conflit pour faire taire la dissidence. Le 24 février, le service de régulation a ordonné à tous les médias de n’utiliser que des sources d’information officielles, approuvées par l’État, au risque de s’exposer à de graves sanctions pour diffusion de « fausses informations ». Les termes « guerre », « invasion » et « attaque » étaient tous interdits pour décrire les actions militaires de la Russie en Ukraine.

Le 28 février, Roskomnadzor a bloqué Nastoyashchee Vremya (Temps présents), une filiale de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), pour avoir diffusé des informations « peu fiables » sur l’invasion. Le 1er mars, presque tous les médias ukrainiens étaient inaccessibles aux internautes en Russie.

Au cours des jours qui ont suivi, le Kremlin a censuré durement tout une série de médias indépendants, notamment la société de diffusion TV Rain, la station de radio Écho de Moscou, Meduza basée en Lettonie, les organes médiatiques russes critiques Mediazona, Republic et Sobesednik, le portail de militantisme associatif Activatica et les services en langue russe de la BBC, de Voice of America et de Deutsche Welle.

Le blocage des sites Internet et la menace de poursuites pénales ont aussi donné lieu à un exode de journalistes de Russie. Selon Agentstvo, un site de journalisme d’investigation désormais inaccessible en Russie, au moins 150 journalistes ont fui le pays depuis le début de la guerre.

TV Rain a choisi de suspendre ses programmes par peur des représailles. Znak.com, une importante chaîne d’information régionale, a interrompu ses activités en invoquant la peur de la censure. La station de radio Écho de Moscou a été retirée des ondes ; peu après, ses propriétaires alignés sur l’État ont décidé de liquider l’entreprise. Même Novaïa Gazeta, flambeau du journalisme indépendant dirigé par le lauréat du prix Nobel de la paix Dmitri Mouratov, a annoncé le 4 mars la suppression des articles sur l’invasion russe de l’Ukraine.

Depuis le 1er mars, Roskomnadzor a commencé à ralentir très fortement le trafic sur Twitter et Facebook, avant d’accuser les deux entreprises de diffuser des informations « inexactes » sur le conflit en Ukraine. Le 4 mars, les deux plateformes de réseaux sociaux ont été bloquées.

« La presse libre en Russie n’est pas morte et résiste aux efforts acharnés des autorités. Les journalistes courageux poursuivent leur travail crucial, pas dans les salles de presse, mais en tant que reporters exilés dispersés à travers le monde. On ne peut peut-être pas voir leurs reportages à la télévision ni les entendre à la radio, mais leur vérité est diffusée en direct sur YouTube. Leurs mots ne sont pas imprimés dans les pages des journaux, mais sont relayés dans le monde entier via les chaînes Telegram. Les nouvelles essentielles de tous ces correspondants doivent être relayées et estimées à leur juste valeur. »

Les lois relatives aux « agents étrangers » et aux « organisations indésirables » sont utilisées comme des armes

Les autorités s’appuient également sur une législation notoirement répressive contre les médias et les voix dissidentes. Le 5 mars, deux médias d’investigation, Vazhnye Istorii (Histoires importantes) et le Projet de lutte contre le crime organisé et la corruption (OCCRP), ont été classés comme « organisations indésirables » : leurs activités deviennent alors des infractions et il leur est interdit de travailler en Russie.

Le 9 mars, un nouveau projet de loi a été présenté à la Douma d’État visant à créer un « registre unifié » de tous les employés ou membres anciens et actuels d’ONG, d’associations publiques et d’organes médiatiques qualifiés « d’agents de l’étranger » ou de personnes qualifiées ainsi à titre individuel.

Répression contre les manifestations anti-guerre

Malgré l’adoption de restrictions draconiennes et une réponse policière féroce aux manifestations pacifiques, le mouvement anti-guerre en Russie continue de remplir les rues avec des rassemblements, alors que les autorités les dispersent sans attendre et avec violence.

D’après OVD-Info, une ONG qui surveille les actions de la police russe, environ 13 800 manifestant·e·s pacifiques ont été arrêtés de manière arbitraire après les rassemblements anti-guerre à travers la Russie depuis le 24 février. Ce chiffre englobe plus de 5 000 manifestant·e·s pacifiques arrêtés dans 70 villes pour la seule journée du 6 mars.

Les personnes privées de leur liberté en Russie sont bien souvent battues, humiliées et soumises à d’autres formes de mauvais traitements. Beaucoup ont déclaré qu’elles n’ont pas eu l’autorisation de consulter un avocat et ont été privées de nourriture, d’eau ou de literie.

Dans un cas particulier, au poste de police de Brateyevo à Moscou le 6 mars, une manifestante a enregistré un policier en train de lui dire : « C’est fini. Poutine est de notre côté. Vous êtes les ennemis de la Russie. Vous êtes les ennemis du peuple. » Il a ajouté : « On va tous vous tuer ici et c’est tout. Nous aurons une autre récompense pour ça », alors qu’elle était tirée par les cheveux et frappée au visage à coups de bouteille d’eau en plastique.

« Les citoyen·ne·s courageux en Russie qui s’opposent à la guerre s’exposent à de graves risques personnels. Lorsqu’ils descendent dans les rues, ce qui est déjà un crime aux yeux des autorités, et exigent la fin de la guerre, leur message représente un tel contraste avec la propagande d’État qu’il les place directement dans le collimateur des forces de sécurité. Pourtant, ils devraient être salués pour oser élever la voix contre l’injustice de l’invasion », a déclaré Marie Struthers.

Criminalisation des « fausses informations »

Le 4 mars, le Parlement russe a présenté un texte de loi qui criminalise encore davantage le partage de « fausses informations » portant sur les activités des forces armées russes ou « discréditant » les troupes russes. Toute personne accusée d’avoir commis ces « crimes » est passible d’amendes d’un montant exorbitant ou d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à 15 ans. Au cours des trois jours suivants, plus de 140 personnes ont été détenues en vertu de la nouvelle loi interdisant dans les faits le mot « guerre » et les appels à la « paix ».

« Dans des périodes sombres comme celle-ci, seules la solidarité et la bonne volonté peuvent défier l’offensive de la violence d’État et l’illégalité endémique. Nous appelons les autorités russes à mettre fin à leur attaque contre les organisations de la société civile et les journalistes. Et nous engageons la communauté internationale à apporter tout le soutien possible aux journalistes, défenseur·e·s des droits humains et militant·e·s russes qui continuent de dévoiler la vérité et de se mobiliser contre l’injustice, en dépit de terribles souffrances pour leur cause », a déclaré Marie Struthers.

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