Les autorités du Nicaragua ont déployé une stratégie de répression, marquée par un recours excessif à la force, des exécutions extrajudiciaires, un contrôle des médias et l’utilisation de groupes armés progouvernementaux, dans le but d’écraser les manifestations qui ont déjà fait au moins 81 morts, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public le 29 mai.
« Au Nicaragua, le régime s’en prend à ses propres citoyens dans le cadre d’une offensive brutale, soutenue voire mortelle contre leurs droits à la vie, à la liberté d’expression et de réunion pacifique. Le gouvernement du président Daniel Ortega a tenté de couvrir ces agissements, bafouant les droits des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations, a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.
« Il doit cesser de réprimer les personnes qui manifestent, notamment les jeunes étudiants, et respecter leur droit de critiquer les politiques publiques. Au lieu de les criminaliser, le gouvernement du président Ortega doit permettre la création d’une commission internationale afin de mener sans attendre une enquête impartiale et efficace et, lorsque cela se justifie, inculper les personnes soupçonnées d’avoir commis ou ordonné des exécutions extrajudiciaires, un recours excessif à la force et d’autres graves violations des droits humains et crimes relevant du droit international. »
Les manifestations, dirigées pour la plupart par des étudiants, ont débuté le 18 avril contre les réformes du système de sécurité sociale, prévoyant d’augmenter les cotisations des employés et des employeurs, tout en réduisant les allocations. Au 28 mai, le bilan de la réponse brutale et très coordonnée des autorités s’élève à au moins 81 morts, 868 blessés et 438 arrestations.
Dans son rapport intitulé Shoot to kill: Nicaragua’s strategy to suppress protest, Amnesty International se penche sur l’usage d’armes meurtrières par la police nicaraguayenne, le grand nombre de blessés par armes à feu, la trajectoire des balles, le fait que nombre de victimes présentent des impacts de balles à la tête, au cou et à la poitrine, et les manœuvres visant à faire entrave à la justice et à couvrir la nature des homicides. Ces éléments l’ont amenée à conclure que la police et les groupes armés progouvernementaux ont commis de multiples exécutions extrajudiciaires.
Dans un entretien accordé à Amnesty International, Vilma Núñez, à la tête du Centre nicaraguayen des droits de l’homme, a déclaré : « La police a commencé par tirer des balles en caoutchouc, mais la situation a dégénéré le lendemain. Le 19 avril, on a dénombré plusieurs morts. Daniel [Ortega] aurait pu mettre un terme à la répression ce jour-là, il ne l’a pas fait. Le lendemain, les policiers tiraient à balles réelles. Ils avaient ordre de tuer. »
Le 20 avril, Juan Carlos López et Nelson Tellez ont tous deux été touchés à la poitrine alors qu’ils marchaient dans Ciudad Sandino, où se déroulait une manifestation. Juan Carlos est mort à l’hôpital ce jour-là, Nelson a succombé le 2 mai. Avant de mourir, Nelson a confié à son épouse qu’il avait reconnu l’homme qui leur avait tiré dessus, même s’il était habillé en civil ce jour-là : il s’agissait d’un membre de la police nationale stationné à Ciudad Sandino.
La stratégie de la répression semble avoir été orchestrée par les plus hautes sphères du gouvernement. Le président Daniel Ortega et la vice-présidente Rosario Murillo ont diabolisé les manifestants et nié que certains d’entre eux avaient été tués, tandis que des représentants de l’État ont refusé aux victimes une aide médicale, manipulé des preuves et refusé d’ordonner des autopsies et autres examens médicolégaux.
Le recours à des groupes armés progouvernementaux, les brigades motorisées de jeunes sandinistes, a joué un rôle clé dans la répression des manifestations. Ils ont reçu le feu vert pour attaquer les manifestants, inciter à la violence et répandre la peur parmi la population, renforçant ainsi la capacité de l’État à réprimer les manifestations tout en niant toute responsabilité dans les attaques.
Au cours des premières semaines de la crise, les autorités ont également bafoué le droit des citoyens d’accéder à l’information en bloquant la diffusion de quatre réseaux de télévision qui couvraient les manifestations. Une station de radio a été incendiée, plus d’une dizaine de journalistes ont été dévalisés, menacés ou agressés, et un reporter, Ángel Gahona, a été abattu alors qu’il diffusait en direct depuis la ville côtière de Bluefields.
Une délégation d’Amnesty International s’est rendue au Nicaragua du 2 au 13 mai pour vérifier les informations faisant état de violations des droits humains dans les villes de Managua, León, Ciudad Sandino et Estelí. Son rapport se fonde sur plus de 30 entretiens approfondis, 16 études de cas, dont neuf homicides, l’examen de dizaines de témoignages et de documents fournis par des organisations locales, l’examen technique et la vérification de preuves photos et vidéos, et l’analyse d’experts en armes à feu et en munitions.
D’après ces recherches, le 20 avril, au moins trois hôpitaux publics ont refusé de traiter des personnes grièvement blessées lors des manifestations, dont Álvaro Conrado, 15 ans, touché alors qu’il distribuait de l’eau aux manifestants. Les agents de sécurité auraient refusé de le laisser entrer à l’hôpital de Cruz Azul et il a succombé dans la journée à la clinique privée de Bautista. Des employés de la clinique ont déclaré à Amnesty International qu’il aurait pu être sauvé s’il avait été pris en charge plus tôt.
Par ailleurs, dans plusieurs cas, les autorités ont refusé d’autopsier des personnes tuées lors des manifestations et ont contraint les familles, pour récupérer la dépouille de leur proche, à s’engager par écrit à ne pas porter plainte. Plusieurs familles de victimes ont déclaré que la police les a menacées et harcelées pour les dissuader de s’exprimer ou d’engager des poursuites.
« La manière dont les autorités traitent les victimes et leurs familles ne laisse aucun doute quant à leur mépris envers ceux qui osent leur tenir tête. Malgré ces manœuvres cruelles et délibérées visant à éradiquer la dissidence, le peuple du Nicaragua a montré avec courage qu’il ne se laissera pas bâillonner », a déclaré Erika Guevara-Rosas.
Amnesty International demande au président Daniel Ortega, en tant que chef de l’État et chef suprême de la police nationale, de mettre fin à la répression exercée contre les manifestants, aux actes d’intimidation et de harcèlement visant les familles des victimes et à la stigmatisation des manifestants.
Il faut permettre la mise sur pied d’une commission internationale d’experts indépendants afin de garantir la tenue d’une enquête indépendante et exhaustive sur les exécutions extrajudiciaires présumées et les violations des droits humains, qui seraient notamment imputables aux groupes armés progouvernementaux. L’administration Ortega doit mettre en œuvre au plus vite les recommandations formulées par la Cour interaméricaine des droits de l’homme à la suite de sa récente visite dans le pays.
Vous pouvez télécharger des documents médias – photos, vidéos et infographies – à l’adresse suivante : https://amnesty.app.box.com/s/hwnhhbiiq3wh5uv79owrto9w9hqzav5x
Pour en savoir plus :
Shoot to kill: Nicaragua’s strategy to suppress protest (Rapport, 29 mai 2018) https://www.amnesty.org/en/documents/amr43/8470/2018/en/
Nicaragua. L’État réprime des manifestants (Campagne, 24 avril 2018) https://www.amnesty.org/fr/documents/amr43/8282/2018/fr/
Nicaragua. L’État doit cesser de réprimer les manifestants après la mort de 10 d’entre eux (Nouvelle, 21 avril 2018) https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/04/nicaragua-state-must-stop-repressing-demonstrators-after-10-are-killed/
Nicaragua: Authorities must protect the people’s right to protest (Nouvelle, 19 avril 2018) https://www.amnesty.org/en/latest/news/2018/04/nicaragua-authorities-must-protect-the-peoples-right-to-protest/