De nouvelles recherches publiées par Amnesty International le 28 janvier 2021 révèlent le rôle honteux que les équipements français de maintien de l’ordre ont joué lors de la répression contre les manifestations largement pacifiques qui ont éclaté au Liban à partir d’octobre 2019, ainsi que lors des manifestations d’août 2015.
Ces recherches détaillent le recours inutile ou excessif à la force par les forces de sécurité libanaises contre les manifestant·e·s à l’aide d’armes de fabrication française, sans aucune obligation de rendre des comptes pour les graves blessures causées. Le gouvernement français n’a pas répondu à la lettre ni aux courriels d’Amnesty International qui lui demandait de préciser si les ventes se poursuivent.
« La France fournit depuis des années aux forces de sécurité libanaises des équipements de maintien de l’ordre dont elles se servent ensuite pour commettre ou faciliter de graves violations des droits humains, tout récemment encore lors du mouvement de contestation d’octobre 2019. Conformément à ses obligations découlant de la législation nationale, régionale et internationale, nous demandons à la France de veiller à ce que les ventes soient suspendues jusqu’à ce que les autorités libanaises reconnaissent les atteintes commises par le passé et, avant tout, prennent des mesures afin d’empêcher de nouvelles violations », a déclaré Aymeric Elluin, responsable de plaidoyer Armes à Amnesty International France.
« Les forces de sécurité libanaises agissent dans un climat d’impunité. Aucune enquête efficace n’a été menée sur l’usage illégal d’armes, y compris fabriquées en France, contre des manifestant·e·s pacifiques, et pas un seul membre des forces de sécurité n’a eu à rendre des comptes devant la justice. »
Le 17 octobre 2019, des manifestations de masse ont éclaté à travers le Liban, en réaction à la hausse des prix, au fort taux de chômage, à la défaillance des services publics et à la corruption généralisée et systémique. Elles se sont poursuivies jusqu’en mars 2020, après quoi elles se sont interrompues du fait de l’impact aggravant du COVID-19 et de la crise économique sans précédent. Elles n’ont repris qu’après la tragique explosion d’août 2020 au port de Beyrouth.
Au moins un millier de manifestant·e·s ont été blessés du fait de l’usage illégal de la force par les forces de sécurité libanaises, qui ont fréquemment employé des armes françaises à létalité réduite, dont des produits chimiques irritants comme les gaz lacrymogènes, et des projectiles à impact cinétique, comme des balles en caoutchouc, ainsi que les lanceurs correspondants. Les forces de sécurité libanaises utilisent également des véhicules blindés de fabrication française.
Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty International et le Service de vérification numérique ont vérifié et analysé 101 vidéos filmées lors des manifestations à Beyrouth entre octobre 2019-2020, et aussi à partir d’août 2015, dans lesquelles on peut voir de multiples épisodes de recours illégal à la force par les forces de sécurité. Les équipements français apparaissent à maintes reprises dans les vidéos. Amnesty International était présente sur le terrain à Beyrouth pour observer l’usage de la force par les forces de sécurité lors des manifestations. Elle a interrogé plus de 90 manifestant·e·s, victimes blessées ou témoins, et examiné des rapports médicaux.
Les équipements français visibles dans les vidéos incluaient des lanceurs montés sur véhicule (Land Cougar 12 d’Alsetex), des grenades de gaz lacrymogènes (MP7 de Nobel Sport Sécurité, CM4 et CM6 d’Alsetex), des balles en caoutchouc (cartouches SAPL Gomm-Cogne), des lance-grenades (Chouka et Cougar d’Alsetex) et des véhicules blindés de transport de troupe Arquus Sherpa.
Manquements envers la population
Au cours des 12 mois qui ont suivi les premières manifestations d’une ampleur inédite en octobre 2019, le parquet a reçu pas moins de 40 plaintes déposées par des avocats au nom de manifestants blessés. Pourtant, il n’a pas enquêté sur les allégations d’usage illégal de la force et de torture : il a dans certains cas clos les investigations sans même examiner les allégations et dans d’autres, il a ouvert des enquêtes, mais sans prendre les mesures requises. Certaines plaintes ont été transférées au système de justice militaire qui, au regard des normes internationales relatives aux droits humains, ne présente pas l’indépendance requise pour fournir des réparations en cas de violation des droits humains ; d’autres ont été transmises aux organes qui étaient accusés de torture et d’usage illégal de la force afin qu’ils enquêtent sur les plaintes.
L’avocate Diala Shehade a déposé plainte le 19 août 2020 au nom d’un manifestant qui a perdu un œil à cause d’un tir de balle en caoutchouc le 8 août. Diala Shehade a déclaré que les procureurs n’avaient pas donné suite à cette plainte.
« Le parquet manque à son devoir envers la population dans les affaires de crimes commis contre les manifestant·e·s. Il n’assume pas sa responsabilité en tant qu’institution indépendante et constitutionnelle chargée d’amener les criminels à rendre des comptes », a déclaré Diala Shehade.
Usage excessif et illégal des gaz lacrymogènes
Amnesty International a recueilli des informations sur l’utilisation abusive d’équipements liés à l’usage de gaz lacrymogènes produits en France – notamment des grenades de SAE Alsetex et Nobel Sport Sécurité, et des lance-grenades et des armes montées sur véhicule de SAE Alsetex – lors des manifestations entre octobre 2019 et août 2020, ainsi qu’en août 2015, touchant principalement des participants pacifiques et des passants dans les quartiers d’habitation. Amnesty International était présente sur le terrain et a découvert des grenades lacrymogènes portant la date de 2020, ce qui indique un achat récent.
Dans de nombreux cas, l’objectif des gaz lacrymogènes était clairement de disperser une manifestation largement pacifique, en violation du droit à la liberté de réunion pacifique.
En outre, Amnesty International a recueilli des informations sur les forces de sécurité tirant des grenades lacrymogènes directement sur les manifestants – une pratique illégale et extrêmement dangereuse – et depuis un véhicule en mouvement, ce qui rend impossible un déploiement contrôlé. Cela a infligé de graves blessures au niveau de la tête et de la poitrine aux manifestants.
Balles en caoutchouc tirées à hauteur de la poitrine
D’après les directives de l’ONU sur l’usage des armes à létalité réduite, les projectiles à impact cinétique, comme les balles en plastique ou en caoutchouc, ne doivent pas être tirés au hasard sur la foule mais cibler des personnes précises se livrant à des violences sur d’autres personnes, et cela uniquement lorsque des moyens moins préjudiciables n’ont pas permis de venir à bout de la violence. Il ne faut viser que la partie inférieure du corps de façon à limiter le risque de blessure grave.
Cependant, après les manifestations de janvier et d’août 2020, des photos, des vidéos, des témoignages et des rapports médicaux examinés par Amnesty International ont montré que les policiers antiémeutes ont à maintes reprises tiré des balles en caoutchouc directement sur la foule largement pacifique, à hauteur de torse, touchant de nombreux manifestants aux yeux, au visage, au cou, à la poitrine, à la partie supérieure du bras et à l’estomac. Dans certains cas, la police a tiré à bout portant.
Sur des vidéos datées du 18 janvier 2020, on peut voir les forces de l’ordre tirer avec des fusils sur les manifestants, à bout portant, et, par terre, des cartouches de balles en caoutchouc fabriquées par l’entreprise française SAPL. Plus de 400 manifestants ont été blessés, dont au moins trois touchés directement à l’œil.
« Les autorités françaises devraient informer les forces de sécurité libanaises qu’elles ne pourront reprendre les exportations que lorsqu’il sera démontré que ces équipements sont utilisés conformément au droit international et aux normes internationales régissant l’usage de la force et le droit à la liberté de réunion pacifique. Un moyen de le prouver est de démontrer que l’obligation de rendre des comptes est pleinement mise en œuvre pour les atteintes aux droits humains commises par le passé et que les victimes ont accès à des recours adéquats », a déclaré Aymeric Elluin.
Le 8 août 2020, deux jours après la visite du président français Emmanuel Macron, les manifestants sont descendus dans les rues à Beyrouth pour faire entendre leur désir d’obligation de rendre des comptes et de justice. Les forces de sécurité et les militaires ont tiré des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des balles de fusils à pompe sans discernement sur la foule largement pacifique. Les preuves vidéos montrent les forces de sécurité libanaises utiliser abusivement un large éventail d’équipements français ce jour-là. Outre les lanceurs Land Cougar 12 et Cougar 56 mm de SAE Alsetex et les grenades lacrymogènes d’Alsetex et de Nobel Sport Sécurité, Amnesty International a observé des tirs de gaz lacrymogènes depuis des véhicules blindés de transport de troupes Sherpa d’Arquus.
« La promesse du président Emmanuel Macron de soutenir le peuple libanais devrait s’étendre à la promotion des droits humains, à l’obligation de rendre des comptes et à l’état de droit au Liban, au lieu de mettre des équipements français entre les mains de responsables de multiples violations des droits humains », a déclaré Aymeric Elluin.