La décision de la Cour constitutionnelle russe, annoncée le 19 avril, statuant que l’arrêt Anchugov et Gladkov c. Russie de la Cour européenne des droits de l’homme " ne peut pas être appliqué " constitue un affront pour les droits humains et l’état de droit. La Russie est liée par ses obligations découlant de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), qui comprennent celle d’appliquer les jugements de cette instance. Elle doit respecter et mettre pleinement en œuvre les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), en ce qui concerne l’arrêt Anchugov et Gladkov c. Russie et tous les autres arrêts de la Cour.
L’article 15.4 de la Constitution russe dispose que les traités internationaux auxquels la Russie est partie font " partie intégrante de son système juridique " et que, en cas de divergence, ils prévalent sur la législation nationale. Ces dernières années, des demandes répétées ont été formulées en Russie, notamment par des membres de la Cour constitutionnelle et par de hauts fonctionnaires et responsables politiques, en faveur de l’adoption d’une mesure permettant à la Cour constitutionnelle d’annuler les arrêts de la CEDH.
En décembre 2015, une loi a été rapidement adoptée par le Parlement et promulguée par le président (Loi fédérale 7-FKZ du 14 décembre 2015 " portant modification de la Loi constitutionnelle fédérale sur la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie "), conférant à la Cour constitutionnelle russe le pouvoir de déterminer, sur demande du président ou du gouvernement fédéral, si une décision d’un " organe international pour la protection des droits humains et des libertés ", tel que la CEDH, est contraire à la Constitution russe et donc " non applicable ".
En mars 2016, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (dite " Commission de Venise ") a entériné son avis provisoire rendu sur la Loi 7-FKZ. Elle a conclu que, quelle que soit la décision de la Cour constitutionnelle, la Russie demeure soumise à " l’obligation d’appliquer la décision internationale […] [et] ne peut invoquer les dispositions de sa législation nationale pour justifier sa non-application d’un traité, y compris de la Convention européenne des droits de l’homme ". Selon elle, " tous les États ont le devoir de trouver des solutions adaptées pour concilier ces dispositions du traité avec leur Constitution (par exemple au moyen de l’interprétation voire de la modification de la Constitution) ". Elle a émis un certain nombre de recommandations sur la manière d’y parvenir.
Néanmoins, la Commission de Venise n’a pas été en mesure de rendre un avis définitif car " les autorités russes n’ont pas pu organiser des réunions avec les rapporteurs ". Elle a déclaré espérer que ses rapporteurs pourraient se rendre en Russie et tenir les réunions nécessaires ultérieurement " afin que les autorités russes puissent présenter leurs arguments et qu’un avis définitif puisse être rédigé pour la session de juin 2016 ". Cette visite n’ayant pas pu se faire avant fin avril, la délégation de la Commission de Venise est actuellement en Russie pour les réunions en question.
Entretemps, les autorités russes n’ont pas tenu compte des recommandations de la Commission de Venise et la Cour constitutionnelle russe a invoqué ses nouveaux pouvoirs. Le 19 avril 2016, elle a annoncé que l’arrêt rendu par la CEDH dans l’affaire Anchugov et Gladkov c. Russie ne pouvait pas être appliqué. À moins que cette décision ne soit annulée, elle créera un dangereux précédent et sera la porte ouverte à d’autres cas de blocage des décisions de la CEDH par la Russie, en violation de ses obligations internationales.
Complément d’information
En vertu de l’article 32(3) de la Constitution russe, " se voit privé du droit d’élire et d’être élu tout citoyen reconnu par la justice comme juridiquement inapte, ainsi que tout citoyen maintenu dans un lieu de détention par une condamnation pénale ".
Sergueï Anchougov et Vladimir Gladkov, qui purgeaient tous deux une longue peine d’emprisonnement à l’époque, ont déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme au motif que leur droit de vote était bafoué par le fait d’être considérés, en tant que prisonniers condamnés, comme inaptes à voter lors d’un certain nombre d’élections. En 2013, la CEDH a statué que l’" interdiction de voter imposée de manière automatique et générale aux détenus condamnés " en Russie était disproportionnée et constituait une violation de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l’homme (droit à des élections libres).
Pour beaucoup de personnes en Russie, la CEDH est devenue l’ultime et unique espoir de justice, en l’absence de voies de recours efficaces dans le pays.
Cette année marque le vingtième anniversaire de l’entrée de la Russie dans le Conseil de l’Europe, qui a eu lieu en 1996. Le pays a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme en 1998. Depuis, plusieurs milliers de recours sont déposés chaque année contre la Russie devant la CEDH. Bien qu’une part non négligeable des recours examinés par la Cour soient déclarés irrecevables ou annulés pour diverses raisons, la Russie est déclarée en violation de la Convention dans l’immense majorité des cas où la Cour statue sur le fond. À titre d’exemple, en 2015, la CEDH a rendu 116 arrêts (concernant 160 recours) à l’encontre de la Russie, parmi lesquels elle a estimé dans 109 cas que ce pays avait violé la Convention européenne des droits de l’homme. Entre l’adhésion de la Russie et la fin 2015, la CEDH a rendu au total 1 720 arrêts concernant la Russie, dont 1 612 constatant une ou des violations de la Convention.
À la suite des décisions passées de la CEDH, les autorités russes ont toujours versé aux requérants les indemnités accordées par cette instance. Cependant, dans de nombreux cas, elles se sont tout aussi systématiquement abstenues de mettre en œuvre les mesures individuelles et générales exigées par la Cour.