Les autorités irakiennes doivent veiller à ce que la police antiémeutes et les forces de sécurité à Bagdad cessent immédiatement d’utiliser deux types de grenades lacrymogènes jamais vus auparavant visant à tuer plutôt qu’à disperser les manifestants, a déclaré Amnesty International le 31 octobre 2019 après que ses investigations ont montré que ces grenades ont causé la mort d’au moins cinq manifestants en cinq jours.
Elle a mené des interviews par téléphone et par courriel avec de nombreux témoins, examiné des dossiers médicaux et consulté des professionnels de santé à Bagdad, ainsi que des médecins légistes indépendants, au sujet des graves blessures causées par ces grenades depuis le 25 octobre.
Le Service de vérification numérique d’Amnesty International a géolocalisé et analysé des vidéos filmées près de la place Tahrir à Bagdad, qui montrent des morts et des blessés – notamment des brûlures et des blessures « fumantes » à la tête. Son expert militaire a identifié les types de grenades lacrymogènes utilisées comme étant deux variantes calquées sur des grenades militaires, produites en Bulgarie et en Serbie, et qui sont jusqu’à 10 fois plus lourdes que les grenades lacrymogènes classiques, blessant et tuant les manifestants lorsqu’elles leur sont tirées directement dessus.
« Tous les éléments de preuve indiquent que les forces de sécurité irakiennes ont utilisé ces grenades de type militaire contre les manifestants à Bagdad, visant la tête ou le corps à bout portant. Les conséquences sont dévastatrices : plusieurs manifestants ont eu le crâne transpercé, causant de terribles blessures ou la mort, une fois la grenade encastrée dans leur crâne, a déclaré Lynn Maalouf, directrice des recherches pour le Moyen-Orient à Amnesty International.
« L’absence d’obligation de rendre des comptes pour les blessures et les homicides illégaux imputables aux forces de sécurité, responsables de la vaste majorité des victimes au cours du mois d’octobre, leur fait savoir qu’elles peuvent tuer et mutiler en toute impunité. Les autorités doivent maîtriser les forces de police, garantir dans les meilleurs délais des investigations impartiales et efficaces, et poursuivre en justice les responsables présumés de ces actes. »
Déclarations de témoins
Amnesty International a interrogé neuf témoins, dont des manifestants et des secouristes bénévoles, qui ont affirmé que la police a utilisé ces grenades lacrymogènes près de la place Tahrir à Bagdad entre le 25 et le 29 octobre.
Selon des témoins, plus tôt en octobre, la police antiémeutes avait utilisé des grenades lacrymogènes à main, mais a ensuite préféré utiliser des lance-grenades à partir du 25 octobre environ, causant une nette augmentation du nombre de morts et de blessés. Selon de multiples témoins, jusqu’à 10 grenades, que les manifestants appellent des « fumigènes », sont tirées à la fois sur des zones bondées, dégageant une fumée qui n’a pas la même odeur que les gaz lacrymogènes utilisés habituellement.
Une manifestante a déclaré à Amnesty International : « Un [« fumigène »] a atterri tout près de moi et je ne pouvais presque plus respirer. C’était comme si ma poitrine était brisée. Les secouristes m’ont donné un respirateur. J’ai cru que j’allais mourir. J’ai déjà été exposée à des gaz lacrymogènes avant et je n’avais pas du tout ressenti ça. »
Un manifestant a déclaré : « Depuis le 25 octobre, la [police] anti-émeutes ne cesse de lancer des gaz lacrymogènes et des " fumigènes " sur la foule, en réponse ou non à des provocations. Les tirs sont continus et aléatoires… Ils ne s’en servent pas pour disperser, mais pour tuer. Tous les morts à Bagdad sont dus à ces grenades qui pénètrent dans les corps des manifestants. Ils ne se soucient pas du fait qu’il y a des familles et des enfants dans la foule. »
Un autre manifestant a déclaré que son ami est mort, touché à la tête par l’une des grenades tirées le 28 octobre. Il a personnellement vu un autre mort et un blessé dus aux grenades tirées par les forces de sécurité le 26 octobre.
« J’ai vu le " fumigène " toucher un homme à la taille et brûler ses vêtements. Cela a déchiré ses habits… La grenade a été lancée d’environ 150 à 200 mètres. Cet homme s’est écroulé sur place et nous l’avons traîné jusqu’au tuk-tuk. La grenade est arrivée à l’horizontal, a déclaré ce manifestant. J’ai vu un autre homme… touché à l’épaule. Je n’ai pas vu le moment de l’impact, mais il hurlait très fort. »
Un autre manifestant a raconté avoir vu un homme recevoir une grenade au niveau du crâne et chuter instantanément à terre ; de la fumée s’échappait de son crâne.
D’après des secouristes bénévoles, les grenades ont été tirées directement sur des zones où se trouvaient de nombreux manifestants pacifiques, causant évanouissements et suffocations, y compris chez des enfants. L’un d’entre eux a déclaré : « Ils les tirent directement sur la foule. Pas en l’air. Directement sur les gens. C’est sauvage. »
Des vidéos attestent de blessures terribles
Amnesty International a découvert, vérifié et géolocalisé plusieurs vidéos en ligne filmées entre le 25 et le 29 octobre près de la place Tahrir, à Bagdad, épicentre des manifestations.
Ces vidéos montraient cinq hommes souffrant de graves traumatismes crâniens semble-t-il causés par des grenades. Dans une vidéo filmée le 25 octobre du côté nord-est du pont Al Joumhouria, on voit un manifestant inconscient ou mort, présentant une nette blessure à l’arrière du crâne, de laquelle s’échappe de la fumée ou du gaz.
On peut voir ces mêmes effets dans une autre vidéo filmée le même jour au même endroit – dans ce cas-là, un autre manifestant présente une blessure similaire côté droit du crâne. Une autre vidéo filmée le 25 ou le 26 octobre montre un groupe de manifestants traversant le pont Al Joumhouria en direction de la Zone verte de la ville. Soudain, l’un d’entre eux tombe à terre, se tenant la tête entre les mains. On peut voir des volutes de fumée ou de gaz sortir de sa blessure.
Des professionnels de santé de Bagdad ont envoyé à Amnesty International des imageries de scanner. Vérifiées par Amnesty International, elles confirment les décès causés par un grave traumatisme crânien. On voit sur ces scanners que les blessures sont dues à des grenades entières incrustées dans le crâne des victimes.
Des grenades de type militaire tirées contre les manifestants
Deux modèles de grenades sont à l’origine de ces blessures : les M 99 de 40 mm de fabrication serbe, fabriquées par Balkan Novotech, et les LV CS de 40 mm, vraisemblablement fabriquées par l’entreprise bulgare Arsenal. À la différence de la plupart des grenades lacrymogènes utilisées par les forces de police de par le monde, ces deux types sont calqués sur des grenades militaires offensives conçues pour le combat. D’après les recherches d’Amnesty International, en raison de leur poids et de leur conception, elles sont beaucoup plus dangereuses pour les manifestants.
Une grenade lacrymogène classique de 37 mm, utilisée par la police, pèse entre 25 et 50 grammes et se compose de plusieurs petites grenades qui se séparent et s’éparpillent sur une certaine zone. En revanche, les grenades de type militaire de 40 mm de fabrication serbe et bulgare utilisées à Bagdad se composent d’un seul projectile et sont de cinq à 10 fois plus lourdes, pesant entre 220 et 250 grammes.
« Les grenades de la police et de l’armée étant tirées avec une vitesse d’expulsion similaire, c’est-à-dire qu’elles traversent l’air à la même vitesse, celles qui pèsent 10 fois plus lourd ont 10 fois plus de force lorsqu’elles touchent un manifestant. C’est pourquoi elles causent des blessures aussi graves », a déclaré Brian Castner, conseiller principal pour les situations de crise spécialisé dans les armes et les opérations militaires à Amnesty International.
Des méthodes meurtrières inédites
Toutes les armes à létalité réduite peuvent tuer si elles sont mal utilisées. Et il ne faut jamais tirer des gaz lacrymogènes directement sur des personnes. Pourtant, tous les experts interrogés par Amnesty International, notamment des experts militaires et de maintien de l’ordre, des médecins et des médecins légistes, s’accordent à dire que le nombre de morts et la nature particulière des blessures dues aux tirs à bout portant de ces grenades lacrymogènes de 40 mm pour armes lourdes sont sans précédent.
Un médecin légiste a confirmé qu’ils n’avaient « jamais vu de blessures aussi graves dues à des grenades lacrymogènes auparavant ». Il a noté que « la gravité des blessures et les angles d’entrée » suggèrent fortement qu’elles ont été tirées directement sur les victimes et n’ont pas ricoché sur le sol.
Répondant à Amnesty International sous couvert d’anonymat, un médecin d’un hôpital proche de la place Tahrir, qui accueille la majorité des victimes souffrant de traumatisme crânien, a signalé que l’hôpital recevait « six à sept blessés à la tête chaque jour depuis vendredi [25 octobre] ». « Parmi eux, cinq ont des projectiles métalliques ou des grenades logés dans le crâne. » Le médecin a déclaré qu’ils n’avaient jamais vu ce type de blessures à une telle fréquence auparavant.
« Toutes les armes à létalité réduite conçues pour contrôler les foules peuvent s’avérer mortelles si elles sont mal utilisées. Mais ce que nous constatons à Bagdad va bien au-delà de l’usage abusif d’une arme « plus sûre » – la conception même des grenades utilisées maximise les blessures et les décès. La police irakienne doit cesser de les utiliser immédiatement. Il faut une enquête indépendante et impartiale sur leur usage et sur d’autres cas de blessures et d’homicides illégaux lors des manifestations », a déclaré Lynn Maalouf.