Par David Griffiths, directeur du bureau du secrétaire général, et Sarah Jackson, directrice régionale adjointe pour l’Afrique de l’Est, la Corne de l’Afrique et la région des Grands Lacs
« Il y a décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se produisent. » C’est le cas des semaines que nous vivons en ce moment.
Le COVID-19 a bouleversé le monde entier. Des certitudes bien établies ont disparu du jour au lendemain. Il y a quelques semaines, qui aurait pensé que rester à distance de ses parents âgés serait considéré comme un geste de bienveillance ?
Que des gouvernements libéreraient des détenu·e·s dans l’objectif de nous protéger ? Que les États-Unis, puissance hégémonique mondiale, seraient à court de masques chirurgicaux ? Que le Financial Times demanderait une redistribution des richesses ? Que nous aurions besoin d’un nouveau vaccin pour pouvoir, en toute sécurité, sortir de chez nous, aller à l’école, travailler et vivre librement ? Nos modes de vie ont changé du jour au lendemain, et les règles de nos sociétés et de nos économies sont en en train d’être réécrites.
Au fur et à mesure que les semaines passent et que de nouvelles de contaminations se profilent, aucune solution simple n’est en vue pour sortir de cette situation. Le COVID-19 est le « problème pernicieux » par excellence – une expression inventée en 1973 par deux universitaires californiens, Horst Rittel et Melvin Webber, pour qualifier un problème qui défie l’entendement et semble insurmontable. La pandémie de COVID-19 est complexe et mondiale, et entraîne des perturbations pour ainsi dire sans précédent.
Nous sommes profondément conscients de notre vulnérabilité. Nous restons chez nous, nous nous tenons physiquement à distance les uns des autres, et pourtant, avec Internet et les réseaux sociaux, l’ampleur planétaire des événements est omniprésente. Le virus ne s’arrête pas aux frontières et a paralysé les chaînes d’approvisionnement mondiales. Tout le monde est à sa merci. Le mythe de la maîtrise de notre destin personnel a cédé la place à une prise de conscience du fait que nous vivons dans un monde encore plus interconnecté que nous l’imaginions.
La pandémie a révélé que nous ne sommes pas plus en sécurité que les plus pauvres d’entre nous. Cela a toujours été vrai d’une certaine manière, mais nous le constatons aujourd’hui clairement et sans ambiguïté. Si les plus riches peuvent toujours prendre des mesures pour se protéger, la propagation d’un virus mortel montre que l’extrême pauvreté et les inégalités sont au final une menace pour tout le monde.
Même les systèmes de santé publique les plus solides, dans les pays riches, ont été mis à rude épreuve par l’avancée de la pandémie. Les tensions au sein de ces systèmes ont fait la une de l’actualité en Occident, faisant oublier que, du fait de graves inégalités, de nombreux pays en développement manquaient cruellement de moyens pour répondre à la pandémie de COVID-19 et protéger de ses effets les personnes les plus vulnérables. Or, dans une telle crise, les systèmes de santé les moins préparés et les moins financés dans le monde constituent notre maillon faible : à partir du moment où le COVID-19 persiste quelque part, personne n’est en sécurité.
La situation inconcevable dans laquelle nous nous trouvons nous offre une occasion rare de participer directement à la création d’un monde plus équitable. Le cadre des intérêts nationaux semble aujourd’hui totalement inapproprié. Seule une vision englobant l’humanité toute entière permettra de répondre aux défis actuels. Les périodes de crise sont souvent source de transformations – pour le meilleur ou pour le pire. En étudiant comment les choix politiques du passé ont fait du COVID-19 un problème inextricable, nous pourrons envisager des sociétés plus égalitaires, plus durables et plus résilientes. La solidarité qui se tisse aujourd’hui pourrait favoriser une amélioration du système.
Le COVID-19 : le problème pernicieux par excellence
La pandémie de COVID-19 nécessite une action collective de toute urgence. Toutefois, comme tout problème pernicieux, elle est source d’importants dilemmes pour les gouvernements. Dans la plupart des pays, les capacités de tests sont limitées, ce qui ne nous donne qu’une image partielle de la prévalence du virus. En outre, comme il s’agit d’un nouveau virus, les hypothèses qui sous-tendent les modèles scientifiques ne cessent d’évoluer au fur et à mesure que de nouvelles informations apparaissent. La seule solution définitive serait un vaccin. Tester la population, isoler les malades et tracer leurs contacts sont des méthodes qui nécessitent d’importants moyens – et qui risquent d’empiéter de façon embarrassante sur l’autonomie individuelle et la vie privée – tandis que les mesures de confinement peuvent avoir de graves conséquences socioéconomiques. Les réponses possibles sont limitées par les politiques et les décisions budgétaires du passé.
La pandémie soulève aussi de graves questions en matière de droits humains. Partout dans le monde, les gouvernement ont entrepris de protéger le droit à la santé en imposant des restrictions exceptionnelles – quarantaines, interdictions de déplacement, fermetures d’écoles et d’entreprises – qui ont porté atteinte à toute une série de droits, tels que le droit de circuler librement et les droits à la liberté d’association et de réunion, au travail et à la vie de famille. Les obligations des États sont détaillées dans le droit international, mais l’équilibre à trouver entre les différents droits pour garantir que les restrictions sont à la fois nécessaires et proportionnelles varie selon les contextes. Pour analyser ces compromis, il est nécessaire d’adopter une approche interdisciplinaire, inspirée par la santé publique, l’éthique, le droit relatif aux droits humains et la politique économique.
Face à ces décisions politiques, il est impératif que les citoyens et citoyennes soient vigilants et veillent à ce que leur gouvernement n’utilise pas la crise comme excuse et comme moyen pour renforcer son pouvoir. Les technologies de surveillance peuvent aider les autorités à suivre la propagation du COVID-19, et plusieurs pays ont déjà élaboré de nouveaux outils à cet effet ou pourraient le faire bientôt – allant parfois jusqu’à demander aux entreprises technologiques d’assouplir les protections de la vie privée. Au fur et à mesure que la crise s’aggrave, les considérations relatives au respect de la vie privée deviennent secondaires. Or, même si les normes relatives aux droits humains requièrent un usage des technologies proportionné et limité dans le temps, celles-ci vont certainement perdurer bien après que leur objectif initial aura été atteint, car les responsables politiques sont rarement enclins à renoncer à des pouvoirs nouvellement acquis. Le risque est réel d’abandonner ne serait-ce que l’illusion du respect de la vie privée, un droit déjà bafoué dans de nombreux pays, comme la Chine, où l’accès à Internet est contrôlé par un État autoritaire.
Les inégalités limitent notre résilience
Cette pandémie nous menace toutes et tous, indépendamment de nos privilèges. Toutefois, quoique emportés par le même courant, nous ne sommes pas tous dans le même bateau.
Singapour nous offre un exemple qui incite à la prudence. Cette ville-État a d’abord été louée pour sa stratégie fructueuse de contrôle de la pandémie, mais a finalement été confrontée à une flambée de cas parmi les travailleurs migrants d’Asie du Sud, qui vivent dans des logements surpeuplés. Soudain, les statistiques n’ont plus paru aussi bonnes.
Comme c’est généralement le cas avec les problèmes de santé publique, les pauvres sont largement plus exposés au virus que les riches. Par exemple, alors que le lavage régulier des mains peut contribuer à limiter la transmission, beaucoup des habitant·e·s de quartiers informels ne peuvent simplement pas se le permettre. Dans une ville comme Nairobi, la capitale du Kenya, seulement 50 % de la population a accès à l’eau courante. Les autres doivent payer l’eau 10 à 25 fois plus cher, ce qui peut représenter jusqu’à un tiers de leurs revenus. La distanciation physique peut aussi réduire la propagation du COVID-19 et la pression sur les systèmes de santé. Or, elle est impossible à mettre en œuvre dans les grandes familles, souvent pauvres, qui vivent dans des logements surpeuplés. Le fait de devoir rester chez soi touche plus durement les pauvres, renforçant les inégalités. Les travailleurs et travailleuses du secteur informel, les personnes sous contrat « zéro heure » (en vertu duquel l’employeur n’a pas l’obligation de fournir un nombre minimum d’heures de travail) ou celles qui sont licenciées, perdent des heures ou ne peuvent pas travailler en raison de la fermeture des transports publics, des mesures de confinement ou des couvre-feux sont rarement indemnisés pour leurs pertes de revenus.
Si les gouvernements n’atténuent pas les effets économiques sur les personnes les plus marginalisées, les tensions sociales risquent réellement de s’accroître parmi les populations désespérées. Celles et ceux qui ont le sentiment de devoir se battre pour la survie de leur famille pourraient descendre dans la rue, entraînant de nouveaux risques de contamination.
La pandémie de COVID-19 est l’illustration parfaite de l’insécurité humaine. Les personnes qui sont protégées par la ségrégation sociale prennent maintenant conscience des conséquences des inégalités sur les droits des plus pauvres. Les pays moins touchés par la pauvreté, où l’État-providence est plus fort et qui ont plus de moyens pour atténuer les conséquences économiques de la pandémie ont beaucoup plus de solutions à leur disposition. Un certain nombre de pays riches, comme le Royaume-Uni, ont lancé d’importants programmes de relance de l’économie afin de protéger les emplois et les entreprises – même si des millions de personnes parmi les plus marginalisées en sont malgré tout exclues.
Toutefois, la résilience nationale ne suffira pas à relever les défis mondiaux. Face aux problèmes inextricables de notre époque, nous ne pourrons faire preuve de résilience et de stabilité que si nous reconstruisons toutes nos sociétés et nos économies de manière plus égalitaire et durable.
Notre survie est compromise par le manque d’investissements dans le secteur de la santé Les pays qui sont confrontés à une grave pénurie de lits en soins intensifs ne sont guère en mesure de gérer un pic épidémique et doivent contrôler le virus sous peine de voir la mortalité s’envoler. Forts de leur grande expérience de la gestion des maladies contagieuses, de nombreux pays africains ont pris des mesures en amont pour prévenir la propagation du COVID-19. Cependant, en cas d’échec des mesures de prévention, les pays dont les systèmes de santé sont fragiles souffriront de manière disproportionnée. Le Soudan du Sud, par exemple, ne dispose que de quatre respirateurs pour 11 millions de personnes environ. Dans certains pays en développement, les hauts responsables gouvernementaux vont couramment se faire soigner à l’étranger, évitant les établissements publics délabrés de leur pays. Maintenant que les frontières et les aéroports sont fermés et que les systèmes de santé à l’étranger sont sous tension, ce n’est plus possible. Si le virus se propage, il n’y aura sans doute pas assez de moyens même pour les hauts-responsables et leurs familles.
Les inégalités entre pays ont des répercussions sur la capacité des pays en développement à mettre en œuvre le droit à la santé. Comme l’a écrit le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed dans le Financial Times, dans beaucoup de pays africains, le montant des remboursements de la dette excède souvent celui du budget annuel de la santé. Ce n’est pas le seul facteur à prendre en compte. De nombreux États en développement souffrent d’une série de problèmes structurels, tels que l’importance du secteur informel et une assiette fiscale limitée, la priorité accordée à d’autres dépenses, comme la défense, et le pillage des ressources de l’État, qui les empêchent d’investir suffisamment dans un système médical accessible et abordable. Or, dans le cadre de cette pandémie, la qualité des soins de santé dans un pays a des conséquences directes sur la santé dans les autres pays.
Les gouvernements doivent prendre conscience du fait que la santé est une richesse. Ils doivent investir davantage dans la santé publique et veiller à ce que tout le monde ait le même accès aux soins médicaux, ce qui permettra de garantir des sociétés stables et n’excluant personne, ainsi que des économies solides. Pour cela, il faut combattre les inégalités structurelles entre pays, afin que les pays en développement puissent assurer les services publics plutôt que le service de la dette.
La solidarité nous sauvera
Face à cette pandémie, nous ne pouvons nous contenter de rien de moins qu’une vision à l’échelle de l’humanité.
Bien que séparés physiquement, nous sommes plus connectés que jamais, et nos destins sont inextricablement liés. La « distanciation sociale » est réinventée en « solidarité spatiale » – un geste généreux pour protéger autrui. Alors que le virus se propage de manière exponentielle, l’aide mutuelle prend elle aussi de plus en plus d’ampleur. Les gens se soutiennent les uns les autres de différentes manières pour soulager la solitude. Bien que née d’une catastrophe, cette solidarité est source d’espoir et montre ce que nous pouvons faire quand nous nous rassemblons.
Tandis que le monde semble devenir hors de contrôle, les gens réinventent les sociétés et les économies. L’empathie et les liens développés pendant cette crise peuvent être un moteur du changement. De fait, des évolutions sont déjà constatées. Ainsi, l’Espagne a annoncé réfléchir à un projet de revenu universel de base, et Amsterdam adopte l’économie du donut – une vision globale de l’urbanisme, menée par les habitant·e·s et respectueuse de l’environnement. Le temps nous dira si ces changements s’avèrent fructueux, mais, quoiqu’il en soit, nous devons appeler les responsables politiques à placer les personnes marginalisées au cœur de leurs réponses. Il nous faut récuser la vacuité des dirigeants qui se perdent dans des gestes inutiles face à ce problème inextricable, et désavouer ceux qui voient dans notre souffrance une occasion de renforcer leur pouvoir personnel.
Pour nous sortir de cette crise, nous devons étendre la solidarité au-delà des frontières. Les discours nationalistes vides de sens n’apportent rien – aucun pays ne pourra se sauver en s’isolant. Nous devons soutenir les systèmes de santé les plus faibles à travers le monde. Il nous faut mutualiser les ressources pour optimiser nos chances d’élaborer un vaccin, et veiller à ce que les entreprises pharmaceutiques s’engagent à ne pas tirer profit de la crise en déposant de juteux brevets, afin que le vaccin soit accessible gratuitement pour tout le monde.
Par dessus tout, c’est le moment où jamais de reconnaître que, dans un monde hautement inégalitaire, personne n’est en sécurité. Cette pandémie devrait être un signal d’alarme pour nous tous. L’illusion de la sécurité dans un splendide isolement n’est rien d’autre qu’une illusion. Même s’il n’y aura pas de retour à la « normalité » d’hier, les habitudes du passé vont revenir comme la mémoire musculaire après une période de convalescence. Il est temps aujourd’hui de faire des propositions précises sur les changements que nous devons mettre en œuvre. Cela implique d’écarter les visions à court terme servant des intérêts individuels pour commencer à réfléchir au bien de l’humanité dans son ensemble.
Le COVID-19 nous laisse endeuillés, mais nous pouvons choisir de faire naître de ce deuil quelque chose de différent. Le plus beau cadeau que nous pouvons nous faire est de bâtir un monde plus égalitaire, paré pour l’avenir contre les problèmes pernicieux de demain.
Cet article est d’abord paru en exclusivité sur le site Internet de la revue scientifique trimestrielle du Carnegie Council, Ethics & International Affairs, publiée par les Presses universitaires de Cambridge. Vous pouvez consulter le dernier numéro de cette revue ici.