Les autorités pénitentiaires égyptiennes soumettent des personnes incarcérées pour délit d’opinion et d’autres personnes détenues pour des motifs politiques à des actes de torture et à des conditions de détention cruelles et inhumaines, et les privent délibérément de soins médicaux pour les punir de leurs vues dissidentes, a déclaré Amnesty International ce lundi 25 janvier dans un nouveau rapport accablant, où elle montre que l’insensibilité des autorités pénitentiaires a conduit ou contribué à des morts en détention et à des atteintes irréversibles à la santé de détenu.es.
Intitulé “What do I care if you die?” Negligence and denial of health care in the Egyptian prisons, ce rapport, publié à l’occasion du 10e anniversaire du début du soulèvement de 2011 en Égypte, brosse un tableau sombre de la crise des droits humains dans les prisons égyptiennes, que le gouvernement du président Abdel Fattah al Sissi a remplies d’hommes et de femmes courageux qui étaient à la pointe du combat pour la justice sociale et politique. Le rapport montre également que les autorités pénitentiaires se sont abstenues de protéger les détenu.es contre la pandémie de COVID-19 et font régulièrement preuve de discrimination envers les détenu.es issus de milieux socio-économiques défavorisés.
« L’administration pénitentiaire fait montre d’un mépris total pour la vie et le bien-être des personnes entassées dans les prisons surpeuplées du pays, et néglige largement leurs besoins en matière de santé. Elle laisse aux familles des détenu.es le soin de leur fournir des médicaments, de la nourriture et de l’argent pour acheter des produits de base comme du savon, et inflige aux détenu.es des souffrances supplémentaires en les privant de soins médicaux adaptés ou de transferts en temps opportun vers les hôpitaux, a déclaré Philip Luther, directeur de la recherche et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Les autorités vont plus loin en privant délibérément des hommes et des femmes détenus uniquement pour avoir exercé leurs droits fondamentaux, ainsi que d’autres personnes détenues pour des motifs politiques, de soins médicaux, d’une alimentation correcte et de visites de leur famille. Il est consternant que les autorités égyptiennes cherchent à intimider et à tourmenter des défenseur.es des droits humains, des responsables politiques, des militant.es et d’autres opposant.es réels ou supposés en les privant de soins de santé. Une telle privation, lorsqu’elle entraîne des douleurs ou des souffrances intenses et constitue un acte délibéré aux fins de punition, est une forme de torture. »
Le rapport présente des informations sur l’expérience de la détention faite par 67 personnes, détenues dans trois prisons pour femmes et 13 prisons pour hommes dans sept gouvernorats. Dix de ces personnes sont mortes en détention et deux autres peu après leur libération, en 2019 et 2020.
Amnesty International a fait part de ses conclusions aux autorités égyptiennes en décembre 2020 mais n’a reçu aucune réponse.
Des conditions de détention cruelles et inhumaines
Les autorités ont soumis les personnes incarcérées dans les 16 prisons étudiées à des conditions de détention cruelles et inhumaines, menaçant leur droit à la santé.
D’anciennes personnes détenues ont dit avoir été entassées dans des cellules surpeuplées, sans aération et aux installations sanitaires non conformes aux normes, et ont signalé que les gardiens leur refusaient une literie et des vêtements corrects, une nourriture suffisante, des articles d’hygiène personnelle, notamment des serviettes hygiéniques, et la possibilité de sortir à l’air libre et de faire de l’exercice. Nombre de détenu.es sont cruellement privés de visites de leur famille.
« Des éléments prouvent que l’administration pénitentiaire, en invoquant parfois des instructions de l’Agence de sécurité nationale, prend pour cibles certaines personnes détenues afin de les punir parce qu’elles sont considérées comme des opposants ou perçues comme critiques à l’égard du gouvernement », a déclaré Philip Luther.
Parmi les actes de représailles infligés figurent la détention prolongée à l’isolement sans durée définie, dans des conditions délétères, pendant plus de 22 voire 23 heures par jour, la privation de visites de la famille pendant des périodes pouvant aller jusqu’à quatre ans, et l’interdiction de recevoir de ses proches des colis contenant de la nourriture ou d’autres produits de première nécessité.
Négligence médicale et privation de soins médicaux
Les recherches d’Amnesty International ont montré que l’administration pénitentiaire s’abstient régulièrement de fournir aux détenu.es des soins médicaux adaptés – soit par négligence, soit délibérément.
Les infirmeries des prisons sont généralement insalubres et manquent de matériel et de professionnels de santé qualifiés, les médecins pénitentiaires ne donnant que des analgésiques, quels que soient les symptômes, et allant parfois jusqu’à insulter les détenu.es, notamment en les accusant de « terrorisme » et de « délinquance morale ». Deux anciennes détenues ont indiqué que le personnel médical de la prison les avait harcelées et agressées sexuellement.
D’anciennes personnes détenues ont également souligné qu’il n’y avait pas de procédure claire pour solliciter une aide médicale, même en cas d’urgence, et qu’elles étaient complètement à la merci des gardiens et des autres membres du personnel pénitentiaire, qui ne faisaient souvent aucun cas de leurs demandes.
Quasiment aucun service de santé mentale n’est disponible en prison, et la possibilité de bénéficier d’une assistance à l’extérieur n’a été offerte qu’à quelques personnes détenues qui avaient tenté de se suicider.
Il arrive fréquemment que l’administration pénitentiaire refuse de transférer des détenu.es à profil politique qui ont besoin de soins médicaux urgents vers des hôpitaux extérieurs disposant de capacités spécialisées adaptées, et qu’elle prive ces personnes de médicaments, même lorsque les familles peuvent en assumer le coût.
Les responsables de la sécurité ont persisté à empêcher le prisonnier d’opinion Zyad el Elaimy, ancien parlementaire et l’une des figures de proue des manifestations du 25 janvier 2011, de bénéficier régulièrement des soins continus dont il a besoin en raison de ses problèmes de santé chroniques.
Abdelmoniem Aboulfotoh, 69 ans, ancien candidat à l’élection présidentielle et fondateur du parti d’opposition Misr Al Qawia, est détenu arbitrairement à l’isolement depuis février 2018 et souffre de diabète, d’hypertension et d’une hypertrophie de la prostate. Pourtant, l’administration pénitentiaire a refusé à maintes reprises ses demandes de transfert aux fins de traitement à l’extérieur de la prison et a fortement retardé son accès aux médecins pénitentiaires. Le ministère public a rejeté ses plaintes.
« Il est choquant que chacune des 67 personnes dont le cas est étudié dans ce rapport ait été privée de soins médicaux adaptés en prison ou d’un transfert vers un hôpital doté de moyens spécialisés au moins une fois pendant sa détention, ce qui a entraîné une nette dégradation de son état de santé », a déclaré Philip Luther.
« Ce grave manquement aux obligations des autorités pénitentiaires est commis au su des procureurs et parfois avec leur complicité, en l’absence de tout contrôle indépendant. »
Morts en détention
Amnesty International a enquêté sur 12 cas de décès survenus en détention ou peu après une libération. Elle a également eu connaissance de 37 autres cas concernant l’année 2020, pour lesquels l’organisation n’a pas obtenu l’accord des proches pour publier des informations détaillées, car ceux-ci craignaient de subir des représailles. Des groupes égyptiens de défense des droits humains estiment que des centaines de personnes sont mortes en détention depuis 2013, alors que les autorités refusent de publier des chiffres ou de mener des enquêtes efficaces, approfondies, impartiales et indépendantes sur ces décès.
Les conditions de détention épouvantables, notamment la détention prolongée à l’isolement, conjuguées à la privation délibérée de soins médicaux adaptés, pourraient avoir contribué ou conduit à de nombreux décès en 2019 et en 2020. Des vies ont également été perdues en raison de soins inadaptés ou prodigués trop tard dans des situations d’urgence.
Ainsi, Shady Habash, un cinéaste de 24 ans, est mort le 2 mai 2020 – le personnel de la prison de Tora s’était abstenu de le transférer en urgence dans un hôpital extérieur à l’établissement, alors qu’il savait que Shady Habash souffrait d’une intoxication alcoolique.
Détentions arbitraires massives et surpopulation
Les autorités égyptiennes refusent de révéler le nombre de personnes incarcérées dans le pays. Selon certaines estimations, il s’élèverait à 114 000, soit plus du double de la capacité carcérale de 55 000 places évoquée par le président Abdel Fattah al Sissi en décembre 2020.
Le nombre de personnes emprisonnées a explosé après la destitution de l’ancien président Mohamed Morsi en juillet 2013, entraînant une grave surpopulation carcérale. Dans les 16 prisons étudiées, des centaines de personnes sont entassées dans des cellules surpeuplées, la surface disponible au sol par personne étant estimée à 1,1 m² en moyenne, soit beaucoup moins que les 3,4 m² minimum recommandés par des experts.
Les autorités continuent à ne pas tenir compte des appels à réduire la population carcérale dans le contexte de la propagation du COVID-19, mettant toujours plus de vies en danger. En 2020, ce sont même 4 000 personnes de moins par rapport à 2019 qui ont été libérées à la faveur de grâces présidentielles et de libérations conditionnelle.
Une réponse déficiente au COVID-19 dans les prisons
Face à la pandémie de COVID-19, l’administration pénitentiaire s’est abstenue de fournir régulièrement des produits d’hygiène, de tracer et de trier les nouveaux arrivants, et de tester et d’isoler les détenu.es en cas de contamination présumée.
Des problèmes de longue date, tels que le manque d’eau potable, l’insuffisance de la ventilation et la surpopulation, ont rendu impossible la mise en œuvre de la distanciation physique et de mesures d’hygiène préventives.
Les détenu.es présentant des symptômes de COVID-19 n’ont pas fait l’objet d’un dépistage systématique. Dans certaines prisons, ces personnes ont été mises en quarantaine dans des cellules sombres et exiguës utilisées pour la détention à l’isolement, sans bénéficier d’un traitement adéquat. Dans d’autres établissements, on les a laissées dans leurs cellules, mettant ainsi leurs codétenu.es en danger.
Un contrôle inexistant
Le fonctionnement de l’administration pénitentiaire ne fait l’objet de pratiquement aucun contrôle indépendant. Les procureurs sont habilités à effectuer des visites inopinées dans les lieux de détention, mais ils le font rarement et ne font généralement aucun cas des plaintes des détenu.es.
Des personnes détenues ont entamé des grèves de la faim, qui ont donné lieu à des menaces et à des passages à tabac. Des familles qui ont manifesté en public ont été arrêtées. Des défenseur.es des droits humains et des avocat.es ont été menacés et emprisonnés.
« Les autorités doivent réduire la surpopulation de toute urgence, notamment en libérant sans délai toutes les personnes détenues arbitrairement, et envisager de libérer les détenu.es qui courent un risque plus élevé de souffrir de complications du COVID-19 en raison de leur âge ou de leurs antécédents médicaux. Elles doivent mettre à la disposition de toutes les personnes qu’elles détiennent des soins médicaux adéquats, y compris la vaccination contre le COVID-19, et ce sans discrimination. Les autorités égyptiennes doivent permettre à des experts indépendants de se rendre sans restriction dans les prisons, et collaborer avec eux pour remédier aux conditions déplorables de détention et d’accès aux soins médicaux dans les prisons, avant que d’autres vies ne soient tragiquement perdues », a déclaré Philip Luther.