La Marche du sel en Inde, les protestations contre l’apartheid en Afrique du Sud, le Printemps arabe, les mouvements #Black Lives Matter et #MeToo – voici seulement quelques exemples de manifestations qui ont changé le cours de l’Histoire, en revendiquant une nouvelle réalité et en ouvrant la voie à des changements sociaux mondiaux. Les manifestations pacifiques sont l’un des outils les plus puissants et créatifs pour exiger le respect des droits humains. Aujourd’hui, elles sont pourtant menacées aux quatre coins du monde.

De nombreux gouvernements se servent des ressources étatiques pour réprimer les manifestant·e·s de bien des façons. Afin d’étouffer toute dissension éventuelle et donner à leurs actions un semblant de légitimité, ils imposent des restrictions indues, y compris par le biais de la législation. Ces attaques impactent tout particulièrement les personnes et les communautés déjà victimes de discrimination et de marginalisation.

Parce que le problème est mondial, notre réponse doit être mondiale. C’est pour cela que nous lançons une campagne internationale : Protect the Protest.
Quel est le rôle des manifestations pour la défense des droits humains ? Comment sont-elles réprimées ? Et enfin, comment pouvons-nous les protéger ?

ESSENTIEL POUR DÉFENDRE LES DROITS HUMAINS

Les manifestations sont un type d’action non-violente qui permet d’exprimer des désaccords et des revendications dans l’espace public, notamment lorsque les systèmes politiques, sociaux, économiques ou culturels existants écartent ou ignorent systématiquement ces demandes. Elles constituent une forme d’implication dans l’espace civique qui a contribué à obtenir divers droits humains à travers l’Histoire, que ce soit au travers d’actions individuelles ou collectives, telles que les grèves, les marches, les sit-ins, les veillées, les rassemblements, les boycotts, les blocages de rues, les concerts de casseroles, les événements culturels ou religieux, ainsi que divers actes de désobéissance civile. Ces techniques ont été employées dans un nombre incalculable de mouvements de libération et de justice au cours du siècle dernier, et continuent de gagner en variété, en créativité et en impact.

Certaines manifestations sont célèbres pour l’héritage durable qu’elles ont laissé, comme la Marche du sel de 1930 en Inde, pour dénoncer le régime colonial britannique ou encore la Journée nationale de revendication de 1950 en Afrique du Sud, contre l’apartheid.

Ces dernières années ont été le théâtre de mobilisations parmi les plus fortes depuis des décennies. Environ deux tiers de tous les pays du monde avaient enregistré au moins une manifestation anti-gouvernementale entre 2017 et 2021.

Les manifestations traversent les frontières nationales en réponse à de graves injustices et inégalités, notamment : les manifestations Black Lives Matter, qui ont commencé aux États-Unis avant de se répandre à travers le monde pour dénoncer le racisme profondément ancré ; les mouvements #MeToo et #MareaVerde, pour revendiquer les droits sexuels et reproductifs et l’égalité entre les genres ; et les rassemblements de Fridays for Future, organisés par des enfants et des jeunes pour réclamer une action immédiate contre le changement climatique.

Certaines manifestations peuvent sembler contre-productives lorsqu’elles sont violemment réprimées, ce qui semble asseoir les structures de pouvoir hors de contrôle. Pourtant, même dans les cas où les autorités tentent d’étouffer les actions de contestation, l’influence et l’héritage de ces dernières peuvent apparaître des années, voire des décennies plus tard, en se traduisant par une évolution des normes sociales et des lois.

Pour comprendre la contribution des manifestations et des mouvements sociaux derrière elles, il faut observer la manière dont elles gagnent progressivement en légitimité (et donc en puissance) et exposent les abus et les injustices, et dont les mouvements apprennent les uns des autres.

Argentine : une vague de manifestations pour obtenir le droit à l’avortement

En 2018, des centaines de milliers de jeunes filles, de femmes et de personnes alliées se sont rassemblées pour exhorter les législateurs argentins à dépénaliser l’avortement et à garantir un accès sans danger à ce service. Elles ont créé un mouvement de masse qui s’est traduit par des manifestations spectaculaires dans la rue, où les gens dansaient, chantaient et agitaient des bandanas verts, couleur aujourd’hui synonyme de la campagne en faveur d’un avortement sûr et légal, en Argentine et ailleurs. Ces événements s’intègrent dans le travail mené de longue date par les militants et militantes féministes en Amérique latine en faveur de la santé et des droits sexuels et reproductifs, mais les manifestations de masse ont donné un signal fort aux décideurs politiques et au grand public quant à l’urgence de cette campagne, en montrant que l’opinion publique était en train d’évoluer.

Bien que l’avortement n’ait pas été légalisé par le parlement argentin cette année-là, la persistance des manifestantes et manifestants pacifiques leur a permis d’obtenir gain de cause en 2020. L’Argentine fait maintenant partie des quelques pays d’Amérique latine à autoriser l’interruption volontaire de grossesse au cours des premiers mois. Les personnes qui défendent cette cause dans la région ont regagné énergie et espoir tandis que le mouvement en faveur du droit à l’avortement prend de l’ampleur en Amérique latine et ailleurs.

NOUS AVONS LE DROIT DE MANIFESTER

Le droit international relatif aux droits humains garantit le droit de manifester par un certain nombre de dispositions inscrites dans divers traités internationaux et régionaux qui, ensemble, confèrent une protection complète aux manifestant·e·s. Bien que ce droit ne figure pas distinctement dans les traités relatifs aux droits humains, les personnes qui manifestent, individuellement ou collectivement, exercent en réalité plusieurs droits, dont ceux de la liberté d’expression et de réunion pacifique.

D’autres droits sont indispensables pour permettre aux gens de manifester pacifiquement, notamment les droits à la vie, à la vie privée et à la liberté d’association, le droit de ne pas subir de torture et d’autres mauvais traitements ou peines, et le droit de ne pas faire l’objet ni d’une arrestation ni d’une détention arbitraires. Parmi les autres droits essentiels connexes figurent le droit de ne pas subir de discrimination, le droit au travail et les autres droits économiques, sociaux et culturels.

Bien qu’un rassemblement implique généralement un regroupement physique de personnes, les limites entre le monde numérique et le monde réel sont de plus en plus floues. Internet joue un rôle important dans l’organisation de rencontres physiques et constitue à la fois un lieu de rassemblement collectif. Les manifestations, grèves et marches virtuelles émergent partout où il est possible de se connecter à Internet, et lorsque les gens descendent dans la rue, une grande partie de la coordination et de la préparation se fait en ligne. Ces activités méritent toutes autant d’être respectées, protégées et facilitées que les regroupements physiques.

Sur la base des garanties offertes par le droit international relatif aux droits humains quant aux manifestations, les autorités étatiques ont le devoir de respecter, défendre et faciliter les manifestations pacifiques. Cela implique de s’abstenir d’interférer sans raison avec l’exercice de ce droit, de protéger les manifestant·e·s contre les violences et de fournir certains services comme la régulation du trafic ou la mise à disposition d’installations sanitaires, si besoin.

Un large groupe de personnes réunies au même endroit pour délivrer un message commun est susceptible, par nature, d’avoir un effet perturbateur. Les autorités doivent le tolérer, car les manifestations pacifiques représentent un usage légitime de l’espace public. Ainsi, le droit d’organiser des rassemblements et des manifestations sur les routes publiques est invariablement garanti par les organes de défense des droits humains, qui ont établi que l’espace urbain n’est pas seulement une zone de circulation mais aussi un lieu de participation.

Les gens ont également droit à la sécurité lorsqu’ils manifestent. Cela s’applique notamment aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, intersexes te queer (LGBTIQ), qui font souvent face à l’hostilité des passant·e·s et des contre-manifestant·e·s.

Le droit relatif aux droits humains autorise les États à limiter le droit à la liberté de réunion pacifique dans certaines circonstances précises. D’après le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les restrictions de ce droit ne sont autorisées que si elles répondent à trois conditions rigoureuses : légalité, nécessité et proportionnalité, et but légitime.

LÉGALITÉ : Toutes les restrictions imposées doivent être prévues par une loi clairement définie qui permet aux individus d’adapter leur conduite en conséquence, et qui doit être conforme au droit international relatif aux droits humains et ne peut être appliquée arbitrairement.

NÉCESSITÉ ET PROPORTIONNALITÉ : Les autorités doivent veiller à utiliser les moyens les moins intrusifs possibles et s’assurer que les restrictions entraînent plus de bienfaits que de préjudices.

BUT LÉGITIME : Des restrictions ne peuvent être imposées que dans l’intérêt de la sécurité nationale ou de la sûreté publique, de l’ordre public, de la protection de la santé ou de la morale publique, ou de la protection des droits et libertés d’autrui.

CARTE INTERACTIVE « PROTECT THE PROTEST »

Dans le monde entier, les autorités recourent de plus en plus à un usage illégal de la force et à des lois répressives pour écraser les manifestations. Parcourez ci-dessous notre carte numérique interactive qui met en évidence l’augmentation choquante de la répression des États visant les manifestant·e·s dans le monde. Elle retrace les nombreuses violations des droits humains perpétrées contre des manifestant·e·s à travers le globe. Elle montre que les gouvernements traitent les manifestations comme une menace et non un droit, et que les forces de l’ordre considèrent que leur rôle consiste à réprimer et maîtriser les manifestant·e·s, et non à faciliter l’exercice de leurs droits.

LES MANIFESTATIONS ATTAQUÉES

Depuis des années, Amnesty International et bien d’autres organisations dénoncent le fait que l’espace sûr et propice nécessaire à la société civile est compromis et se voit progressivement réduit à travers le monde.
Des gouvernements, des groupes armés, des entreprises et d’autres acteurs puissants qui pensent que leurs intérêts sont menacés développent et affinent diverses tactiques et outils pour réduire au silence et réprimer les contestataires et les dissidents, en particulier les défenseur·e·s des droits humains et d’autres voix critiques.

Différentes mesures sont adoptées mais parmi les plus nuisibles figurent : les lois qui limitent les droits aux libertés d’expression, d’association et de réunion pacifique ; les attaques violentes contre les individus et les groupes qui exercent leurs droits ; les menaces, les campagnes de dénigrement et la stigmatisation ; la criminalisation ; et la surveillance. Toutes sont exacerbées par la discrimination et l’exclusion systémiques. L’émergence du COVID-19 début 2020 a aggravé la tendance à la diminution de l’espace dédié à la société civile et servi de prétexte à beaucoup de gouvernements pour réduire davantage l’espace civique, asseoir leur pouvoir et museler leurs opposant·e·s.

Inde : des lois draconiennes utilisées contre des manifestant·e·s pacifiques

En Inde, des lois draconiennes – en particulier la Loi relative à la prévention des activités illégales63, qui vise à lutter contre le terrorisme, et l’infraction de sédition – sont régulièrement employées contre des manifestants pacifiques, des journalistes et des défenseurs des droits humains. Du fait de la lenteur des enquêtes et des conditions très strictes de libération sous caution, ces derniers et les autres personnes qui s’expriment ouvertement risquent de passer injustement bien des années derrière les barreaux alors que leur procès est en cours.

Parmi les personnes arrêtées ces dernières années en vertu de cette loi sans pouvoir être libérées sous caution pendant de longues périodes figurent 11 militants en faveur des droits des dalits et des adivasis, accusés d’avoir incité aux émeutes de Bhima Koregaon64, des personnes ayant manifesté contre la Loi portant modification de la loi relative à la citoyenneté65 – jugée discriminatoire – et des défenseurs des droits humains qui ont dénoncé des violations des droits humains dans l’État de Jammu-et-Cachemire, comme Khurram Parvez, détenu depuis novembre 2021.

En 2021, Disha Ravi, jeune militante en faveur de l’environnement et du climat, a été arrêtée pour « sédition », infraction remontant à l’époque coloniale, simplement pour avoir partagé un document Google vidant à aider des agriculteurs et agricultrices à manifester contre les nouvelles lois de réforme agraire en Inde.

LE DURCISSEMENT DU MAINTIEN DE L’ORDRE

Les autorités prétendent souvent que les manifestations sont un danger pour l’ordre public, qu’elles peuvent servir à renverser un gouvernement, voire qu’elles constituent une menace « terroriste ». Cela ôte leur légitimité aux manifestant·e·s pacifiques et sert à justifier une approche de tolérance zéro et à favoriser la promulgation de lois sévères en matière de sécurité. Certaines lois sont formulées en des termes larges et vagues, qui peuvent aisément être utilisées à mauvais escient contre les manifestant·e·s.
Représenter les manifestations comme un danger pour la sécurité entraîne aussi un maintien de l’ordre plus brutal, qui se traduit notamment par un recours illégal à la force et des arrestations arbitraires, ou par le déploiement de forces de police à l’apparence menaçante.

LA MILITARISATION

Depuis le début des années 2000, Amnesty International recueille des informations sur la militarisation de l’application des lois, y compris dans le contexte des manifestations, où bien souvent, les gouvernements déploient les forces armées pour maintenir l’ordre. Dans d’autres cas, les forces de police sont en tenue antiémeute complète et bénéficient du renfort d’un arsenal d’équipements militaires, tels que véhicules blindés, hélicoptères, drones de surveillance, armes à feu et fusils d’assaut, grenades assourdissantes et canons sonores.
Cette militarisation du maintien de l’ordre est la conséquence prévisible de la propension au durcissement du maintien de l’ordre. Les groupes marginalisés sont particulièrement exposés à cette militarisation.

De plus, les manifestant·e·s sont parfois jugé·e·s devant des tribunaux militaires – ce qui est contraire aux normes internationales – tandis que les soldat·e·s accusé·e·s d’abus à l’égard de manifestant·e·s sont protégé·e·s par ces mêmes instances, qui manquent d’indépendance et d’impartialité.

Au lieu de faciliter l’exercice du droit de manifester, les États vont encore plus loin pour l’anéantir.

Agnès Callamard, Secrétaire générale d'Amnesty International

LE RECOURS À LA FORCE

Les agents chargés de l’application des lois ont le devoir de minimiser les dommages et les blessures, de préserver la vie humaine et de faire preuve de retenue dans leur usage de la force. Ils devraient toujours employer les moyens les moins intrusifs et agir en fonction de la gravité des infractions et du but légitime souhaité. Pourtant, Amnesty International et des organisations de la société civile du monde entier continuent de recueillir des éléments faisant état du recours à une force illégale, y compris sous la forme d’une répression et d’une dispersion violentes des manifestations pacifiques.

Les armes à feu ne devraient servir que contre les individus qui représentent un danger imminent de mort ou de blessure grave. Tirer à l’aveugle et utiliser des armes à feu pour disperser une foule est illégal en vertu du droit international relatif aux droits humains et constitue une violation du droit à la vie.

Amnesty International a conçu une série de 25 règles pour tenter de mettre fin aux violations des droits humains commises en raison d’un usage inadapté des balles en caoutchouc et d’autres projectiles par la police et les forces de sécurité après la publication d’un rapport sur la hausse du nombre de manifestant·e·s blessés de manière permanente ou tués par l’utilisation abusive de ces armes.

LES MANIFESTATIONS LIMITÉES PAR LE DROIT COMMUN

Bon nombre de gouvernements essayent de plus en plus de contrôler et réprimer la dissidence en promulguant ou en conservant des lois de droit commun qui restreignent les manifestations de façon illégitime, par exemple en imposant aux organisateurs d’obtenir des autorisations préalables. Bien qu’elles puissent raisonnablement demander à être informées à
l’avance afin de faciliter le rassemblement il arrive que l’exigence de notification équivaille à une demande d’autorisation. Dans les pays où la tenue d’une manifestation doit être validée par les autorités, on a constaté que ces dernières refusent de donner leur aval en citant des craintes infondées quant au lieu, au moment et à la forme de l’événement, bafouant ainsi le droit des citoyens et citoyennes de se rassembler pacifiquement à portée de vue et de voix de leur public cible, et de déterminer librement le message de leur manifestation sans censure.

Le but de notre campagne Protect the Protest est simplement que chacun·e puisse mener des actions pacifiques et se faire entendre en toute sécurité et sans répercussions. C’est pourquoi Amnesty International appelle les gouvernements à envoyer le signal clair que les manifestant·e·s devraient être protégé·e·s par la loi et dans les faits, afin qu’ils·elles puissent mener leurs actions sans être attaqué·e·s. Les autorités doivent prendre des mesures de toute urgence afin de supprimer les obstacles et les restrictions indues mis en place pour limiter les manifestations pacifiques, avant, pendant et après la tenue de celles-ci.

Nos dernières actualités sur le droit à manifester