Antonio Rodriguez

Turquie. La répression du gouvernement asphyxie la société civile en instaurant un climat de peur

La répression soutenue et croissante entrave le travail essentiel des défenseurs des droits humains en Turquie et plonge une grande partie de la société dans un état de peur constante, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport.

Intitulé Weathering the storm: Defending human rights in Turkey’s climate of fearce document révèle que de rares secteurs d’une société civile indépendante jadis dynamique en Turquie ont été épargnés par l’état d’urgence en vigueur. La répression au niveau national se traduit par des arrestations et des renvois massifs, vide de sa substance le système juridique et réduit au silence les défenseurs des droits humains, menacés, harcelés et incarcérés.

« Si l’incarcération de journalistes et de militants a fait les gros titres, il est plus difficile d’évaluer l’impact profond qu’a la répression sur l’ensemble de la société turque – mais il est bien réel, a déclaré Gauri van Gulik, directrice du programme Europe d’Amnesty International.

« En se prévalant de l’état d’urgence, les autorités turques ont entrepris, de manière délibérée et méthodique, de démanteler la société civile, d’enfermer les défenseurs des droits humains, de fermer des organisations et de créer un climat de peur étouffant. »

Décrété en juillet 2016 à titre de mesure provisoire exceptionnelle au lendemain du coup d’État manqué, l’état d’urgence a été renouvelé pour la septième fois la semaine dernière. En vertu de l’état d’exception, les droits à la liberté d’expression, à la liberté et à la sûreté, et à un procès équitable sont mis à mal. Ce faisant, la dernière ligne de défense de toute société saine – à savoir le travail des défenseurs des droits humains – a été piétinée.

Les interdictions générales portant sur les rassemblements publics dans plusieurs villes en Turquie entravent le droit à la liberté de réunion et d’association. Plus de 100 000 personnes ont fait l’objet d’enquêtes pénales et au moins 50 000 sont incarcérées dans l’attente de leur procès. Plus de 107 000 fonctionnaires ont été sommairement limogés.

Poursuites et détentions

De nombreux journalistes et défenseurs des droits humains parmi les plus éminents du pays, dont Taner Kılıç, président honoraire d’Amnesty International Turquie, ont été incarcérés pour des accusations de « terrorisme » sans fondement. Pourtant, leurs arrestations ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Les lois antiterroristes et les accusations forgées de toutes pièces en lien avec la tentative de coup d’État sont invoquées pour réduire au silence la dissidence pacifique et légitime. Des journalistes, des universitaires, des défenseurs des droits humains et d’autres acteurs de la société civile sont soumis à la détention arbitraire, aux poursuites et, s’ils sont déclarés coupables à l’issue de procès iniques, condamnés à de lourdes peines.

En février, les journalistes Nazlı Ilıcak, Ahmet Altan et Mehmet Altan ont été condamnés à la détention à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pour « tentative de renversement de l’ordre constitutionnel », uniquement pour avoir fait leur travail de journaliste. La même sentence pourrait être prononcée contre l’avocat spécialisé dans la défense des droits humains et éditorialiste Orhan Kemal Cengiz, pour les commentaires critiques qu’il a émis sur les réseaux sociaux, dans des discours médiatisés et dans ses éditoriaux. La décision le concernant doit être rendue le 11 mai.

Şebnem Korur Fincancı, défenseure des droits humains, a déclaré à Amnesty International : « J’ai un petit sac tout prêt à la maison au cas où ils viendraient m’arrêter. » Osman İşçi, secrétaire général de l’Association pour la défense des droits humains, a déclaré : « Le but est de maintenir un climat de peur. C’est arbitraire, imprévisible et difficile à remettre en cause : c’est le règne de l’impunité. »

Intimidation et dissidence réduite au silence

La répression contre la dissidence a un impact dévastateur sur la liberté d’expression à travers le pays. En tant qu’avocate et défenseure des droits humains, Eren Keskin, qui fait l’objet de 140 poursuites, d’une interdiction de voyager et de peines de prison en instance d’appel, a déclaré à Amnesty International : « Je tente d’exprimer mes opinions librement, mais je suis parfaitement consciente de devoir y repenser à deux fois avant de parler ou d’écrire. »

Alors que l’offensive de l’armée turque à Afrin, dans le nord de la Syrie, a débuté le 20 janvier 2018, les autorités ont pris pour cibles des centaines de personnes qui se sont déclarées opposées à cette intervention. Selon le ministère de l’Intérieur, au 26 février, 845 personnes avaient été arrêtées en raison de posts sur les réseaux sociaux, 643 soumises à des poursuites judiciaires, et 1 719 comptes de réseaux sociaux faisaient l’objet d’investigations en lien avec l’offensive menée à Afrin.

Ali Erol, militant des droits humains, a été placé en garde à vue pendant cinq jours après avoir tweeté l’image d’un olivier assorti de hashtags pacifistes. Il fait l’objet d’une enquête pénale pour « propagande pour une organisation terroriste » et « incitation à la haine et à l’inimitié ».

En mars, plus de 20 étudiants ont été placés en garde à vue pour avoir participé à une manifestation contre la guerre sur leur campus. Dix d’entre eux ont ensuite été placés en détention provisoire dans l’attente de leur procès.

Des ONG fermées et des organisations marginalisées

Plus de 1 300 ONG ont été fermées de manière permanente au titre de l’état d’urgence, en raison de liens peu précis avec des groupes « terroristes ». Il s’agit entre autres d’ONG qui faisaient un travail essentiel en aidant des groupes comme les victimes de violences sexuelles et fondées sur le genre, les personnes déplacées et les enfants.

Zozan Özgökçe, de l’Association de femmes Van, a déclaré à Amnesty International : « Il existe désormais un immense vide en matière de conseil et de soutien apportés aux victimes. Cela me brise le coeur. »

Cette organisation, en première ligne pour aider les femmes des communautés rurales difficiles d’accès dans l’est de la Turquie, a contribué à sensibiliser les enfants aux sévices sexuels et a dispensé aux femmes une formation en leadership et éducation financière. Elle est désormais fermée.

Les organisations de défense des droits des lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et intersexués (LGBTI) affirment qu’elles sont poussées vers la clandestinité : des événements publics comme les marches de la fierté et les festivals de films sont interdits dans plusieurs villes. 

Un militant a déclaré à Amnesty International : « Aujourd’hui, la plupart des personnes LGBTI en Turquie vivent plus que jamais dans la peur. Au vu de la répression générale qui s’abat sur la liberté d’expression, elles sentent que les espaces de liberté où elles peuvent être elles-mêmes se font rares. »

« Les mesures extraordinaires deviennent la norme en Turquie. Pourtant, en dépit de l’attaque malveillante, délibérée et ciblée visant des individus et des organisations, il reste encore des personnes courageuses, prêtes à monter au créneau et à s’exprimer, a déclaré Gauri van Gulik.

« La communauté internationale doit se mobiliser à leurs côtés et demander aux autorités turques de lever les restrictions pesant sur les organisations de la société civile, de mettre fin à la répression des libertés et d’en finir avec la peur et l’intimidation. »

Des photos sont disponibles ici : https://bit.ly/2HLopVD

Réclamez justice pour les défenseur·e·s des droits humains en Turquie ! Signez la pétition : https://www.amnesty.lu/petition-turquie/