Somalie. Le mépris de l’armée américaine à l’égard des civils tués lors d’une frappe aérienne

  * De nouveaux éléments indiquent que trois des hommes visés étaient des civils, agriculteurs de métier, et non des « terroristes »   * L’armée américaine ignore la détresse des familles endeuillées   * Amnesty International a établi que plus d’une vingtaine de civils avaient été victimes de la guerre secrète menée par les États-Unis

Une enquête conduite par Amnesty International a révélé que trois hommes tués lors d’une frappe aérienne de l’armée américaine en mars, après avoir été qualifiés de « terroristes d’Al Shabaab », étaient en réalité des civils, simples agriculteurs, sans aucun lien avéré avec le groupe armé.

L’organisation a également appris que, bien qu’il ait été informé en mai du fait qu’au moins l’un de ces hommes avait été identifié à tort comme un combattant, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) n’a pas contacté ses proches pour approfondir l’enquête. À eux tous, les trois hommes ont laissé 19 enfants.

« Il est déjà déplorable que le Commandement des États-Unis pour l’Afrique ne semble pas savoir qui ses frappes aériennes tuent et mutilent dans cette guerre secrète en Somalie. Il est purement et simplement répréhensible que l’AFRICOM ne propose aux personnes concernées aucun moyen de le contacter et ne tente pas de joindre les familles de victime alors que sa version des faits est remise en question, a déclaré Abdullahi Hassan, spécialiste de la Somalie à Amnesty International.

« Il s’agit d’une affaire parmi tant d’autres dans laquelle l’armée américaine salit une grande partie de la population somalienne en la traitant de “terroriste”. Elle ne se soucie pas des victimes civiles ni de la détresse des familles endeuillées qui sont laissées pour compte. »

Frappe aérienne à Abdow Dibile

Le 18 mars 2019 entre 15 heures et 16 heures, une frappe aérienne américaine a touché un SUV Toyota Surf près du hameau d’Abdow Dibile, à environ cinq kilomètres d’Afgoye, dans la région du Bas-Shabelle. Les trois hommes qui se trouvaient à bord étaient des agriculteurs qui revenaient de leurs exploitations et regagnaient leurs domiciles respectifs, à Mogadiscio, Lego et Yaaq Bari Wayne (Bas-Shabelle).

L’impact a anéanti le véhicule ; le conducteur, Abdiqadir Nur Ibrahim (46 ans), et l’un des passagers, Ibrahim Mohamed Hirey (30 ans), sont morts sur le coup.

Un ami proche d’Abdiqadir Nur Ibrahim qui est allé sur les lieux le lendemain matin a raconté ce qu’il avait vu : « Le corps d’Abdiqadir était totalement détruit mais j’ai reconnu… son visage, qui était brûlé… J’ai aussi reconnu sa montre, qui pendait à l’avant de la voiture. » Une femme qui s’est rendue sur place a expliqué à Amnesty International qu’Abdiqadir Nur Ibrahim et Ibrahim Mohamed Hirey « avaient tous les deux été brûlés à tel point qu’ils n’étaient plus identifiables et [leurs corps] étaient en pièces ».

Le troisième homme, Mahad Nur Ibrahim (46 ans), le demi-frère d’Abdiqadir, a été très gravement brûlé ; il est mort à l’hôpital de Mogadiscio un peu moins de trois semaines plus tard. Selon les dossiers médicaux consultés par Amnesty International, la cause du décès est un arrêt cardiaque consécutif à une septicémie et à des brûlures couvrant plus de 50 % du corps. Rien n’indique que l’AFRICOM a tenté d’engager le dialogue avec Mahad Nur Ibrahim avant sa mort.

Dans un communiqué de presse daté du 19 mars, l’AFRICOM prétendait que les victimes étaient « trois terroristes », sans apporter aucun élément de preuve. Il déclarait également qu’il « avait connaissance d’informations faisant état de victimes civiles » et examinerait tout renseignement pertinent à ce sujet.

En mai, un journaliste de Foreign Policy a communiqué à l’AFRICOM des éléments prouvant qu’Ibrahim Mohamed Hirey était un civil et les coordonnées de sa famille. À ce jour, l’AFRICOM n’a pas contacté les proches.

Amnesty International a transmis d’autres informations sur l’affaire à l’AFRICOM en août mais celui-ci a refusé de revenir sur ses affirmations selon lesquelles les trois hommes étaient des « terroristes ». Il a déclaré : « Cette frappe aérienne a été menée contre des membres de second rang d’Al Shabaab afin de saper le moral [du groupe armé] à l’approche des opérations de l’armée somalienne […]. Plus particulièrement, les informations recueillies avant et après la frappe indiquaient que toutes les personnes blessées ou tuées étaient des membres ou des sympathisants d’Al Shabaab. » L’AFRICOM n’a présenté aucun élément étayant ses affirmations ni indiqué qu’elle poursuivrait l’enquête. À ce jour, sa position n’a varié sur aucun des dossiers concernant la Somalie sur lesquels Amnesty International a attiré son attention.

L’organisation s’est entretenue avec 11 personnes – de vive voix ou à distance – au sujet de la frappe du 18 mars, notamment avec des membres de la famille des victimes, des personnes qui s’étaient rendues sur les lieux et des membres du personnel de Hormuud Telecom, l’entreprise où travaillait l’un des hommes.

Par ailleurs, elle a examiné des articles de journaux, des déclarations du gouvernement américain, des documents d’achat de véhicules, des papiers d’identité officiels, des dossiers médicaux, ainsi que des vidéos et des photos du lieu de l’attaque et des blessures des victimes.

Toutes les personnes auxquelles Amnesty International a parlé ont affirmé de façon catégorique qu’aucun des trois hommes n’appartenait à Al Shabaab. En outre, le groupe armé n’a pas empêché les familles de récupérer et d’enterrer les dépouilles, comme il a l’habitude de le faire lorsque ses combattants sont tués.

Le récit de l’AFRICOM concernant la frappe et ses échanges avec Amnesty International suscitent de profondes préoccupations quant aux pratiques de l’AFRICOM en matière de renseignement et au fait qu’il ait visé de prétendus « sympathisants » d’Al Shabaab, peut-être en violation du droit international humanitaire.

Au moins une vingtaine de civils tués ou blessés

À ce jour, Amnesty International a recueilli des informations sur six affaires dans lesquelles des frappes aériennes américaines auraient fait des victimes civiles – 17 morts et huit blessés au total.

Le 20 mars 2019, l’organisation a publié un rapport sans précédent, The Hidden US War in Somalia: Civilian casualties of US air strikes in Lower Shabelle (en anglais), dans lequel elle présentait d’innombrables éléments permettant de réfuter les affirmations de l’AFRICOM selon lesquelles ses opérations en Somalie n’avaient fait jusqu’alors « aucune victime civile ». Le 5 avril, pour la toute première fois, l’AFRICOM a admis avoir fait des victimes civiles en Somalie, en précisant que le travail d’Amnesty International l’avait incité à réexaminer ses dossiers. Six mois plus tard, il n’a toujours pas fourni la moindre information sur l’état d’avancement ou les résultats de cet examen.

Le nombre de frappes aériennes américaines en Somalie a connu une brusque augmentation début 2017, lorsque le président Donald Trump a signé un décret déclarant le sud de la Somalie « zone d’hostilités actives ». Depuis lors, l’AFRICOM a utilisé des drones et des aéronefs avec équipage pour mener au moins 131 frappes dans le pays.

L’attaque d’Abdow Dibile est l’une des 50 frappes que l’armée américaine a reconnu avoir lancées en Somalie entre le début de l’année et la mi-septembre 2019. On constate une augmentation par rapport aux 47 frappes de 2018 et aux 34 frappes qui avaient eu lieu au cours des neuf derniers mois de 2017.

« Il s’agit une fois de plus d’une terrible injustice : trois civils sont morts dans des circonstances atroces et leurs familles ne comprennent toujours pas pourquoi l’armée américaine les a pris pour cible et tués. Par ailleurs, cet acte est peut-être illégal et amène à se demander si l’AFRICOM prend véritablement au sérieux ses obligations au regard du droit international, a déclaré Brian Castner, conseiller principal pour les situations de crise spécialisé dans les armes et les opérations militaires à Amnesty International.

« Le gouvernement des États-Unis doit veiller à ce que des investigations impartiales et approfondies soient menées sur toutes les allégations crédibles faisant état de victimes civiles, à ce que les responsables présumés de violations des droits humains aient à rendre des comptes et à ce que les victimes et leurs familles obtiennent réparation. Il peut commencer par établir un mécanisme accessible qui permettrait à la population somalienne de signaler les victimes civiles des opérations militaires américaines. »