Manifestations pour la justice raciale suite à la mort de George Floyd lors d'un violent affrontement avec la police dans le Minnesota. Centre de Washington, DC, États-Unis, 3 juin 2020. © Amnesty International (Photo: Alli Jarrar)

Se tenir immobile n’est pas un crime

Bilan de la situation depuis Istanbul par Andrew Gardner, spécialiste de la Turquie à Amnesty International

Lundi 17 juin dans la soirée, une personne s’est rendue à la place Taksim et s’est simplement tenue immobile, en signe de protestation silencieuse et symbolique contre les violences qui ont récemment eu lieu à cet endroit. Et elle a fait de nombreux émules.

Aujourd’hui, certains sont équipés de casques et dansent sur une musique qu’ils sont seuls à entendre ou se tiennent par le bras pour exécuter en silence des danses traditionnelles. Après toute l’agressivité qui a marqué ces dernières semaines, c’est une façon de manifester certes très passive mais aussi très efficace et créative.

La police a interpellé 16 personnes, qu’elle a relâchées au bout de quelques heures. Aucun code pénal n’incrimine le fait de se tenir immobile, ce qui démontre à quel point ces arrestations étaient arbitraires. Il s’agissait d’une manœuvre d’intimidation, ni plus ni moins.

Suppression de publications sur Facebook et Twitter
Les médias sociaux sont vraiment une source d’information importante depuis le début des troubles, d’autant que de nombreux médias classiques craignent le gouvernement et pratiquement donc l’autocensure.

Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoðan, a annoncé dimanche 16 juin que les utilisateurs de médias sociaux feraient l’objet d’enquêtes.

Depuis, les gens cèdent à la panique et tentent d’effacer certaines choses sur Twitter et Facebook. Le Premier ministre a également évoqué une nouvelle loi destinée à régir l’utilisation des médias sociaux. Nous n’en connaissons pas encore les détails mais elle constitue clairement une menace.

Première confrontation au gaz lacrymogène Je suis arrivé à Istanbul le 5 juin. Ici, tout le monde était encore sous le choc de la première vague de violences policières. Mardi 11 juin, j’ai essuyé pour la première fois des tirs de bombes lacrymogènes. Les manifestations pacifiques se poursuivaient sur la place Taksim, dans une atmosphère de festival. C’est alors que des policiers antiémeutes sont arrivés. Ils étaient munis de boucliers et de canons à eau.

Tout à coup, ils ont tiré six ou sept bombes lacrymogènes dans notre direction. Et je n’avais pas de masque à gaz. On ne ressent pas les effets immédiatement, on voit juste une fumée blanche. Au bout de quelques secondes, les yeux commencent à larmoyer, la peau brûle, on a vraiment mal à l’estomac, et la seule chose à faire est de quitter les lieux. Autour de moi, les gens paniquaient, s’enfuyaient en courant, et je ne voyais pas bien. Les effets du gaz se font sentir sur un large périmètre donc on y est forcément exposé longtemps.

Comme nous avions rendez-vous juste après avec le gouverneur d’Istanbul, Hüseyin Avni Mutlu, nous avons pu lui donner des exemples directs du recours injustifié à la force. Il venait d’assurer publiquement que la police n’interviendrait pas au parc Gezi. Pourtant, j’ai vu ensuite des nuages de gaz lacrymogène envahir le parc.

Ce gaz permet normalement de disperser des rassemblements violents. En Turquie, on l’utilise aussi en grande quantité contre des manifestants pacifiques ou dans des lieux confinés comme des logements ou des bâtiments publics, ce qui est extrêmement dangereux pour la santé. Des personnes m’ont dit qu’il servait aussi d’arme et provoquait ainsi des blessures graves, voire des décès.

L’Ordre des médecins de Turquie a recensé près de 8 000 blessés dans tout le pays, notamment 59 présentant des lésions graves et six dont le pronostic vital est engagé.

Canon à eau et grenades assourdissantes
Samedi 15 juin, peu après 20 h 30, des policiers ont commencé à parcourir la place Taksim dans des véhicules. Ils ont tiré de nombreuses bombes lacrymogènes sur les petits groupes de manifestants pacifiques. Ils n’ont pas cessé non plus de lancer des grenades assourdissantes, dont l’explosion extrêmement sonore sème la panique. Les gens couraient dans tous les sens.

Des policiers ont aussi traversé à vive allure le parc Gezi à bord d’un camion équipé d’un canon à eau, dont ils dirigeaient le jet sous pression vers la foule. Nous ne savons pas exactement ce que l’eau contenait mais elle prenait parfois une teinte orange vif, caractéristique des gaz CS.

J’ai parlé à de nombreuses personnes dont la peau avait été brûlée par l’eau projetée du canon. Après avoir été aspergé, j’ai pris une douche sans attendre. Malgré cela, d’étranges taches rouges sont apparues le lendemain sur mes mains, aux endroits que je n’avais pas dû bien laver.

Effusion massive de colère
Les personnes fuyant le parc Gezi ont trouvé refuge dans des hôtels voisins. La police a utilisé un canon à eau et diffusé du gaz lacrymogène juste devant l’hôtel Divan ; la fumée s’est immédiatement répandue dans le hall.

Une colère populaire a alors éclaté parce que la police avait évacué non seulement la place Taksim mais aussi le parc Gezi. Des gens y étaient installés dans des tentes depuis trois semaines et les autorités avaient promis de ne pas intervenir.

Dans le centre d’Istanbul, des dizaines de milliers de personnes ont tenté de retourner place Taksim. Sous mes yeux, des centaines de manifestants, criant des slogans et des acclamations, étaient sans cesse repoussés par du gaz lacrymogène.

Il était très difficile de se rendre à des rendez-vous ou à des entretiens avec des médias dans différents quartiers de la ville. Le centre était extrêmement dangereux à cause du gaz lacrymogène mais aussi parce que les médecins, les avocats et les journalistes étaient, semble-t-il, pris pour cible. Il était impossible de savoir à quoi s’attendre.

Arrestations, gifles et coups de pied
Ce soir-là, le Barreau d’Istanbul nous a signalé un grand nombre de placements en détention. Des personnes appelaient pour expliquer qu’elles ne parvenaient pas à joindre des amis ou qu’elles avaient assisté à une arrestation. Selon les estimations du Barreau, plus de 800 personnes ont été interpellées rien qu’à Istanbul depuis le début des manifestations, dont près de la moitié depuis samedi.

Dimanche, la police a de nouveau utilisé du gaz lacrymogène et un canon à eau. Mais cette fois-ci, désireux de procéder également à de nombreuses arrestations, les policiers ont poursuivi des personnes dans des petites rues, leur ont asséné des coups et les ont menottées avant de les emmener. Des manifestants pacifiques, qui se tenaient debout et chantaient des slogans dans la rue, et des médecins, qui prodiguaient les premiers soins à des manifestants blessés.

Apparemment, de nombreuses personnes ont été détenues brièvement et relâchées sans avoir consulté d’avocat. Par ailleurs, nous sommes en train d’enquêter sur des signalements de mauvais traitements – des policiers auraient giflé des manifestants et leur auraient asséné des coups de pied ou arraché leurs masques à gaz. À Istanbul, des personnes sont maintenant arrêtées à leur domicile, et nous cherchons à savoir pourquoi.

AGISSEZ MAINTENANT
Signeznotre pétition demandant qu’il soit mis à la répression violente en Turquie. Envoyez un tweet au Premier ministre, Recep Tayyip Erdoðan, @RT_Erdogan pour lui demander de faire respecter les droits aux libertés d’expression et de réunion, de mettre fin au recours à une force excessive et de permettre des enquêtes indépendantes sur les atteintes aux droits humains. Utilisez le hashtag #occupyGezi.