Les autorités russes ont encore une fois porté un sérieux coup à une organisation de la société civile. Dans une décision rendue le 6 juin, un tribunal de Saint-Pétersbourg a condamné le festival du film Bok o Bok (Côte à côte) à une amende d’un montant record (500 000 roubles, soit plus de 15 500 dollars des États-Unis) pour deux prétendues infractions : le fait de ne pas s’être désigné comme « agent étranger » dans une récente publication et de ne pas s’être déclaré en tant que tel auprès des autorités. Une procédure administrative contre la responsable du festival est en cours et pourrait également déboucher sur l’imposition d’une très lourde amende.
Depuis l’entrée en vigueur, en novembre 2012, de la « loi sur les agents étrangers », les organisations de la société civile dans toute la Russie sont en butte à des pressions, des intimidations, des actes de harcèlement et des campagnes de dénigrement de la part des autorités. La survie de beaucoup d’entre elles est en jeu. Des « inspections » ont été conduites dans plusieurs centaines d’ONG par des représentants du parquet, de l’administration fiscale et d’autres instances publiques. Quatre ONG russes et deux responsables associatifs se sont déjà vu infliger des amendes d’un montant exorbitant pour défaut d’enregistrement en tant qu’« organisation remplissant les fonctions d’agent étranger ». Deux autres ONG vont comparaître devant un tribunal pour les mêmes motifs dans les jours qui viennent. Quinze autres ont reçu l’ordre du parquet d’« éliminer » leurs prétendues infractions à la loi – ce qui signifie pareillement qu’elles doivent se déclarer comme « agents étrangers » – dans un délai d’un mois, sous peine de poursuites. Enfin, 39 autres ont été averties officiellement par le parquet qu’elles se mettraient en infraction avec la loi si elles recevaient des financements étrangers et menaient des activités politiques sans se déclarer comme « agents étrangers ».
Le 4 juin 2013, un tribunal de Moscou a ordonné à l’Organisation publique régionale Golos de s’acquitter d’une amende de 300 000 roubles (près de 10 000 dollars des États-Unis), pour ne s’être pas déclarée entant qu’« agent étranger ». Cette ONG est l’une des composantes de l’Association Golos, qui s’est elle-même vu infliger une amende similaire le 26 avril à l’issue du premier procès dans ce type d’affaire. La responsable de l’Association Golos a en outre été condamnée à une amende de 100 000 roubles pour cette prétendue infraction.
Golos a joué un rôle prépondérant dans l’organisation de l’observation des scrutins très contestés de 2011 (élections législatives) et 2012 (présidentielle), et a fait état d’un certain nombre d’allégations de fraude électorale. L’association, les membres de son personnel et les organisations partenaires de la société civile sont la cible d’une campagne soutenue de diffamation – y compris sur une chaîne de la télévision nationale – et de harcèlement menée par les autorités, qui atteint un point extrême avec les procès auxquels on assiste actuellement.
Le 15 mai 2013, le ministre de la Justice, Alexandre Konovalov, a déclaré que si Golos persistait dans son refus de s’enregistrer en tant qu’« agent étranger », le ministère saisirait les tribunaux pour obtenir sa fermeture. Le ministre aurait précisé, selon des informations rapportées ultérieurement, qu’une centaine d’ONG russes allaient devoir se déclarer « agents étrangers ».
Aux termes de la « loi sur les agents étrangers », toutes les ONG qui reçoivent un financement étranger – quelle qu’en soit l’importance, et qu’il s’agisse d’une aide financière ou en nature – doivent s’enregistrer en tant qu’« organisation remplissant les fonctions d’agent étranger » si elles se livrent à une « activité politique », expression recouvrant une réalité définie en des termes très vagues. Amnesty International avait mis en garde contre l’adoption de cette loi et souligné qu’elle allait entraver davantage encore le travail de la société civile en Russie et réduire l’indépendance des ONG. L’organisation avait fait valoir que le texte mettait en place des obstacles bureaucratiques considérables et soumettait les ONG à une pression administrative accrue, fragilisait leur viabilité financière et compromettait leur indépendance. Il créait aussi de nouveaux moyens permettant aux autorités d’exercer une intimidation et des pressions arbitraires sur les organisations indépendantes de la société civile dans tout le pays, réduisant de ce fait l’espace démocratique en Russie et renforçant les restrictions illégales à la liberté d’association. Les événements intervenus récemment viennent confirmer le bien-fondé de ces préoccupations.
Le gouvernement russe justifie la « loi sur les agents étrangers » par la nécessité de renforcer la transparence et l’obligation de rendre des comptes des organisations de la société civile en Russie. Le président Vladimir Poutine a évoqué des sommes faramineuses qui seraient versées par des bailleurs de fonds étrangers à un nombre relativement restreint d’ONG russes. Des membres de la société civile russe ont demandé des précisions sur les sommes citées et sur l’identité des ONG auxquelles le chef de l’État faisait référence, mais leurs questions sont restées sans réponse. L’argument principal des autorités repose toutefois sur un postulat erroné : celui que les ONG russes ne travaillent pas dans la transparence et ne sont pas tenues de rendre compte publiquement de ce qu’elles font. Cet argument ne tient pas compte du fait qu’il existe depuis bien longtemps une réglementation stricte exigeant des ONG qu’elles rendent compte de leur travail et de leurs sources de financement. Ces informations sont transmises aux autorités sur une base régulière et sont également accessibles à tous via le site Internet du ministère de la Justice, qui les met en ligne. Ironie de la situation, ce sont pour l’essentiel précisément les ONG qui s’efforcent d’obtenir du gouvernement qu’il rende compte publiquement des violations des droits humains (ou des violations du code électoral dans le cas de l’Association Golos) qu’il commet qui ont été les premières cibles des nouvelles mesures répressives.
D’autres ONG russes ont été elles aussi lourdement sanctionnées ces dernières semaines aux termes de la nouvelle loi, et de nouvelles sanctions vont tomber. Le Centre régional de Kostroma pour le soutien aux initiatives publiques a ainsi été condamné le 29 mai 2013 à une amende de 300 000 roubles, et son directeur à une amende de 100 000 roubles, pour les mêmes motifs. Le tribunal a donné raison aux autorités, qui faisaient valoir que l’ONG aurait dû se déclarer en tant qu’« agent étranger » car elle a organisé en février dernier une table ronde sur les relations entre les États-Unis et la Russie à laquelle avait participé un diplomate américain. Le tribunal a suivi l’accusation, qui estimait que ceci constituait une « activité politique ».
Les audiences au cours desquelles les premières ONG se sont vu infliger des amendes en application de la nouvelle loi ont suscité un certain nombre d’inquiétudes sur les points suivants : impartialité, respect des principes en matière de procès équitable et prise en compte du principe de non-rétroactivité des sanctions. Dans le procès du Centre régional de Kostroma pour le soutien aux initiatives publiques, par exemple, le juge a écarté l’argument de l’ONG faisant valoir qu’elle n’avait reçu aucun financement étranger depuis l’entrée en vigueur de « la loi sur les agents étrangers ». L’avocat de l’ONG a également fait valoir, en vain, que la Cour constitutionnelle devrait être saisie pour se prononcer sur la conformité de la loi à la Constitution du pays et aux obligations de la Russie au regard des normes et traités internationaux. Dans le procès de l’Organisation publique régionale Golos, l’accusation a plaidé que le fait de prôner des modifications de la loi électorale était constitutif d’une « activité politique ». La réponse de l’ONG selon laquelle c’est une autre ONG, l’Association Golos, et non l’Organisation publique régionale Golos, qui avait fait campagne en faveur d’une nouvelle loi électorale, a été écartée par le ministère de la Justice et par le tribunal. C’est ainsi que deux ONG ont été sanctionnées pour la même activité. L’Association Golos a en outre été sanctionnée pour avoir reçu des fonds étrangers qu’elle avait refusés. L’ONG s’était vu décerner le prix Andreï Sakharov pour la liberté du Comité Helsinki de Norvège, qui s’accompagne de la somme de 10 000 dollars des États-Unis environ. Elle avait toutefois renoncé à recevoir cette dotation. Elle n’en a pas moins été condamnée par le tribunal, qui a cité cette récompense comme un élément prouvant que l’ONG bénéficiait de financements étrangers.
Deux autres ONG russes sont actuellement en procès pour des motifs similaires. L’une est le Centre anti-discrimination Mémorial, une grande organisation de défense des droits humains poursuivie par les autorités russes à la suite d’un rapport transmis au Comité des Nations unies contre la torture à l’occasion de l’examen du 5e rapport périodique de la Russie lors de la 49e session du Comité, en novembre 2012. L’autre, comme Bok o Bok, est une organisation de défense des droits des LGBT basée à Saint-Pétersbourg, Vyhod (« Coming Out »).
L’expression « agents étrangers » évoque en russe des activités d’espionnage. Pour les ONG concernées, cette terminologie est gravement insultante et son utilisation a pour objectif de ternir leur réputation et de discréditer leur travail. Les organisations de la société civile russe qui reçoivent des fonds de l’étranger ne s’en cachent pas et ne sont d’ailleurs pas autorisées à dissimuler ces financements, au regard d’une loi antérieure au texte sur les « agents étrangers ». Toutefois, toutes les organisations concernées – aussi bien des ONG de défense des droits humains ou de l’environnement que des organismes de surveillance des élections et des organisations à but non lucratif – dénoncent d’une même voix la volonté de les présenter comme des groupes au service des intérêts de certaines puissances étrangères et non de ceux du peuple russe. Toutes ces ONG refusent d’être qualifiées d’« agents étrangers » et de s’enregistrer en tant que tels. Il est à noter que la loi non seulement prévoit de lourdes amendes comme celles qui sont actuellement imposées aux organisations et personnes qui refusent de s’enregistrer en tant qu’« organisations remplissant les fonctions d’agents étrangers », mais dispose aussi que les responsables d’ONG qui persistent dans un refus délibéré (zlostnoe uklonenie) de se conformer au texte sont poursuivis au pénal et sont passibles de deux ans d’emprisonnement.
La « loi sur les agents étrangers » n’étant entrée en vigueur que récemment, aucun des dirigeants d’ONG ne peut encore être poursuivi pour refus « persistent et délibéré » de l’appliquer. On relève toutefois que les autorités russes ont agi très rapidement pour la mettre en œuvre. Au-delà des préoccupations actuelles quant aux lourdes sanctions déjà imposées et à la difficile survie de nombreuses organisations frappées d’amende, on craint vivement que la prochaine étape de la campagne de répression à l’encontre de la société civile en Russie soit le procès au pénal et l’emprisonnement de leurs dirigeants, s’ils continuent de refuser – comme beaucoup ont annoncé qu’ils le feraient – d’inscrire le nom de leur ONG sur le registre des « agents étrangers ».
La Russie doit s’acquitter pleinement des obligations qui sont les siennes au regard du droit international relatif aux droits humains, notamment le respect du droit à la liberté d’association ; elle doit respecter et reconnaître le rôle important joué par les organisations de la société civile et cesser de persécuter et de diaboliser les militants de la société civile. La nouvelle loi qui oblige les ONG russes recevant des fonds de l’étranger à s’enregistrer comme « agents étrangers » et à se désigner publiquement sous cette appellation doit être abrogée, les procès contre le ONG qui y contreviennent doivent cesser et les amendes doivent être levées.