Manifestations pour la justice raciale suite à la mort de George Floyd lors d'un violent affrontement avec la police dans le Minnesota. Centre de Washington, DC, États-Unis, 3 juin 2020. © Amnesty International (Photo: Alli Jarrar)

«On a le sentiment que n’importe qui peut être arrêté» – En Russie, l’espace dans lequel peut s’exprimer la contestation non violente se rétrécit

Moscou, un samedi matin. La ville est calme. On entend carillonner au loin les cloches d’une église orthodoxe. Le bruit des voitures qui traversent le pont voisin n’est plus qu’un murmure lorsqu’il parvient sur la place Bolotnaïa presque vide.

Dans la douceur fugace de ce mois de septembre, les plates-bandes sont en fleurs, les trottoirs proprets et un groupe de touristes est occupé à prendre des photos, au bout de cette jolie place plantée d’arbres, à deux pas du Kremlin.

Mais comme souvent en Russie aujourd’hui, les premières impressions peuvent être trompeuses. L’apparente tranquillité de la place Bolotnaïa ferait presque oublier qu’elle a récemment été le théâtre d’un épisode marquant de la répression qui menace de plus en plus les libertés fondamentales dans ce pays.

Le 6 mai 2012, elle affichait un tout autre visage.

Ce jour-là, des centaines de policiers antiémeutes, casqués et sanglés dans des treillis militaires, ont dispersé à coups de matraque la foule des opposants venus manifester, la plupart de manière pacifique, leur mécontentement face au retour controversé de Vladimir Poutine à la Présidence russe.

Ce recours illégal et excessif à la force a fait des dizaines de blessés parmi les manifestants. La police a en outre procédé à plusieurs centaines d’arrestations.

Une trentaine de manifestants ont fait l’objet de poursuites judiciaires. Les autorités ont qualifié ce rassemblement essentiellement pacifique d’émeute, pour justifier la brutalité de la réaction policière et accentuer la gravité des faits reprochés aux personnes poursuivies en justice.

Lorsque, en février dernier, les gens sont redescendus dans les rues de Moscou et d’autres villes de Russie, pour dénoncer les verdicts iniques prononcés à l’issue des procès spectacles de l’affaire de la place Bolotnaïa, des centaines de personnes ont de nouveau été arrêtées et inculpées de participation à des « rassemblements non autorisés ».

Amnesty International mène une campagne intensivesur les procès de certains des manifestants de la place Bolotnaïa, qui ont suscité un profond malaise dans une bonne partie de la société russe et scandalisé la planète. Ces événements qui ont fait la une de l’actualité ne sont cependant que la partie émergée de l’iceberg, un exemple parmi tant d’autres de la volonté des autorités d’étouffer les libertés de rassemblement et d’expression.

Une répression que résument bien les deux témoignages suivants.

Xenia Metrokhina a 50 ans. Dynamique, cette universitaire qui a survécu à un cancer ne se considère pas comme une militante.

Elle s’est tenue à l’écart des manifestations jusqu’à la fin de l’année 2011, jusqu’au jour où elle a vu sur Facebook que les forces de sécurité avaient commencé à réprimer les manifestants (dont de nombreux étudiants), qui défilaient à Moscou pour dénoncerles fraudes électoralesqui, selon eux, avaient eu lieu. Il s’agissait des plus importantes manifestations de toute l’histoire récente de la Russie.

Avec sa fille et d’autres Moscovites, elle a voulu venir en aide aux étudiants détenus, en leur apportant des sandwichs et de l’eau dans les commissariats où ils se trouvaient.

Au départ, elle se méfiait un peu des manifestants, mais elle avait envie d’en savoir plus sur eux. Et elle a été rapidement séduite par leur humeur festive et leur esprit collectif.

« Rien n’est plus formidable que d’appartenir à une communauté », s’enthousiasme-t-elle. À sa grande surprise, elle a découvert que les manifestants n’étaient pas de simples éléments d’une foule sans visage, mais des gens normaux, comme elle.

Xenia a créé des objets lui permettant de s’exprimer dans le cadre de performances artistiques. Un jour, elle a réalisé des pigeons en papier plié, qu’elle a distribués à l’assistance. Une autre fois, elle a teint des tagliatelles aux couleurs du drapeau russe, s’est coiffée d’une grande toque de chef cuisinier et a distribué ses pâtes aux passants, en les accompagnant de feuilles de journaux déchirées, entendant protester ainsi contre les « mensonges » que, selon elle, la presse russe distillait à la population.

Le 6 mai 2012, elle était avec sa fille parmi la foule qui convergeait vers la place Bolotnaïa, où avait lieu une importante manifestation. Elle a alors vu des centaines de policiers antiémeutes déployés dans les rues adjacentes, bloquant certaines des issues. Avec leurs casques et leur équipement, ils « ressemblaient à des cosmonautes », dit-elle.

Xenia et sa fille n’ont même pas pu atteindre la place, ce jour-là, car la police a chargé avant et les organisateurs ont été arrêtés. Désormais convaincue de la nécessité de descendre dans la rue, Xenia a cependant dû y renoncer pendant un certain temps, en raison d’un cancer du sein.

Mais après avoir surmonté la maladie, elle n’a pas tardé, début 2014, à reprendre le chemin de la contestation, cette fois pour dénoncer l’attitude belliqueuse de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine. Ce qui lui a valu une première interpellation et un premier tour dans un fourgon de la police. Elle faisait en effet partie d’un groupe de personnes arrêtées le 1er mars 2014 pour avoir manifesté pacifiquement devant un bâtiment fédéral afin de protester contre un vote autorisant le déploiement de soldats russes en Ukraine.

Les manifestants avaient été interrogés par un reporter favorable au gouvernement, avant d’être arrêtés et emmenés au commissariat voisin. N’ayant reçu aucune consigne les concernant, la police les avait finalement laissées partir.

Cet incident n’ayant pas entamé sa détermination, Xenia a participé le lendemain à une autre manifestation contre la guerre, beaucoup plus importante, qui avait lieu sur la place du Manège, près du Kremlin, en plein centre de Moscou. Elle a de nouveau été interpellée et, cette fois, des poursuites ont été initiées contre elle.

Elle déplore la folie des derniers mois, où les pouvoirs publics russes se sont efforcés par tous les moyens d’écraser toute dissidence, en particulier concernant la guerre en Ukraine. « Notre vie est devenue très triste et absurde », se lamente-t-elle. Depuis ses démêlés avec les autorités, elle se rend compte que l’espace réservé à la liberté d’expression est extrêmement étroit.

Evgueni Beliakov a 27 ans. Originaire de Vladivostok, à l’extrême est de la Russie, ce jeune défenseur des droits humains a lui aussi été arrêté deux fois en l’espace de quelques jours, à l’occasion de manifestations pacifiques qui se déroulaient à Moscou.

Le 21 février 2014, il a voulu témoigner son soutien aux manifestants de la place Bolotnaïa, qui venaient d’être reconnus coupables par un tribunal de Moscou. Amnesty International avait alors parlé d’« injustice abominable ». Il a donc décidé de se joindre à un grand rassemblement spontané, dans les rues voisines du tribunal.

Lorsqu’il est arrivé, en fin d’après-midi, des centaines de personnes avaient déjà été arrêtées pour participation à « une réunion non autorisée » et emmenées à bord de fourgons de la police.

Evgueni les a rapidement rejointes. Alors qu’il marchait simplement dans la rue, à la recherche de ses amis, un membre de la police antiémeute l’a abordé, l’a traité de drogué, puis l’a interpellé.

 « Il ne m’a pas donné son nom ni la raison pour laquelle il m’arrêtait », explique Evgueni.

Il a été placé dans un fourgon, où s’entassaient déjà des dizaines d’autres hommes, et conduit au commissariat. Tous ont été remis en liberté au bout de trois heures – la durée légale maximum pour ce type de détention.

Le lendemain, le jeune homme a expliqué à deux de ses voisins ce qui lui était arrivé. « Vous devriez la fermer avec toutes vos manifestations », lui ont-ils répondu. « Ça va bientôt être la guerre ! » L’un d’eux a froissé le procès-verbal que lui avait remis la police et l’a jeté par terre.

Lorsque les peines des militants de la place Bolotnaïa ont été prononcées, le 24 février, Evgueni a de nouveau participé à un grand rassemblement spontané, près de la Douma, le Parlement russe. Des centaines de personnes ont encore une fois été arrêtées, devant la Douma et devant le tribunal.

« La police bousculait tout le monde, y compris les touristes. Le métro était, paraît-il, fermé et tout le secteur a été bouclé », affirme Evgueni. L’ambiance était électrique, même s’il régnait une certaine confusion. De temps en temps, quelqu’un criait un slogan politique : « Libérez les prisonniers politiques ». D’autres exigeaient la démission de Poutine ou scandaient les mots d’ordre entendus en Ukraine, lors des manifestations Euromaïdan.

La police a commencé à arrêter des gens dans la foule et à les embarquer dans des fourgons. Evgueni raconte qu’il se tenait près du leader d’opposition Alexeï Navalny lorsqu’ils ont tous deux été emmenés dans un véhicule, en compagnie d’autres personnes présentes, dont deux touristes lettons. Alexeï Navalny a été placé en résidence quelques jours plus tard.

Evgueni a pour sa part été déclaré coupable d’avoir participé à une « réunion non autorisée » et d’avoir crié des slogans. Il a été condamné à une amende de 20 000 roubles (environ 415 euros) – soit l’équivalent de son loyer mensuel. Il conteste les charges retenues contre lui et refuse de payer l’amende.

Toute cette affaire semble le laisser perplexe : « C’est complètement arbitraire. On a le sentiment que n’importe qui peut être arrêté. On se demande ce qu’ils peuvent faire après cela. On a l’impression que la loi peut être interprétée n’importe comment. »

Xenia et Evgueni font partie des centaines de citoyens russes ordinaires qui se heurtent aux restrictions de plus en plus strictes que les autorités tentent d’imposer aux droits à la liberté de rassemblement et d’expression. Leurs histoires respectives montrent toutefois que beaucoup en Russie refusent de renoncer à défendre leurs droits.

Bien que l’espace accordé à la liberté d’expression diminue rapidement en Russie, nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à dire ce qu’ils pensent. Du 6 au 12 octobre, des militants d’Amnesty International les soutiendront en manifestant leur solidarité durant une semaine d’action organisée afin que les dirigeants russes sachent que le reste du monde ne restera pas silencieux. Pour agir et en savoir plus sur la situation, rendez-vous sur www.amnesty.org/Speak-Out-Russia