- 33 frappes aériennes examinées dans le cadre de la première enquête approfondie menée des deux côtés de la ligne de front
- Plus de 100 civils tués et blessés ; 100 000 personnes déplacées
- Les violations de l’embargo de l’ONU sur les armes imputables aux Émirats arabes unis, à la Turquie et à d’autres États favorisent de potentiels crimes de guerre
Dans le cadre de la première enquête approfondie menée des deux côtés de la ligne de front depuis que les combats ont éclaté le 4 avril, Amnesty International s’est rendue sur 33 sites de frappes aériennes et terrestres à Tripoli et aux alentours. Elle a déterré les preuves de possibles crimes de guerre imputables au Gouvernement d’union nationale (GUN) reconnu par les Nations unies et à l’Armée nationale libyenne (ANL) autoproclamée, qui se livrent des combats dans la ville et aux alentours.
« Notre enquête de terrain menée des deux côtés de la ligne de front révèle un mépris systématique envers le droit international, favorisé par l’approvisionnement continu des deux camps en armements, en violation de l’embargo des Nations unies sur les armes », a déclaré Donatella Rovera, conseillère principale sur la réaction aux crises à Amnesty International.
« De très nombreux civils sont tués et blessés, les deux camps utilisant un véritable arsenal – des missiles non guidés du régime Kadhafi aux missiles guidés modernes tirés par drones – lors d’attaques susceptibles de constituer des crimes de guerre », a déclaré Brian Castner, conseiller principal pour les situations de crise spécialisé dans les armes et les opérations militaires à Amnesty International.
Première enquête menée des deux côtés de la ligne de front à Tripoli
Les enquêteurs d’Amnesty International se trouvaient sur le terrain en Libye du 1er au 14 août et se sont rendus dans les deux camps qui s’opposent dans ce conflit à Tripoli, Tajoura, Ain Zara, Qasr Bin Ghashir et Tarhouna. Ils ont interrogé 156 habitants, dont des victimes, des témoins et des proches de victimes, ainsi que des représentants locaux de l’État, des professionnels de santé et des membres de milices.
Les experts d’Amnesty International spécialisés dans la télédétection, les armes et les équipements militaires, les vérifications de photographies et de vidéos, ainsi que les membres de son Service de vérification numérique, ont enquêté sur la plupart des frappes à partir de contenus disponibles en libre accès.
Les représentants du Gouvernement d’union nationale et de l’Armée nationale libyenne n’ont pas répondu aux questions que leur a adressées Amnesty International au sujet de leurs frappes.
Des civils pris entre deux feux
D’après les chiffres de l’ONU, les combats des six derniers mois ont tué et blessé plus de 100 civils – dont des dizaines de migrants et de réfugiés détenus – et ont causé le déplacement de plus de 100 000 personnes. Les frappes aériennes, les tirs de barrages et les tirs d’artillerie ont touché des habitations civiles et d’autres infrastructures clés, notamment plusieurs centres de soins de fortune, une école et un centre de rétention pour migrants, et ont contraint l’aéroport de Mitiga, unique liaison aérienne internationale de Tripoli, à fermer.
Certaines attaques étudiées par Amnesty International ont été menées sans discrimination ou étaient disproportionnées : elles ont donc bafoué les principes fondamentaux du droit international humanitaire et pourraient constituer des crimes de guerre. Dans d’autres cas, la présence de combattants dans des habitations civiles et dans des centres médicaux ou à proximité, a mis des civils en danger.
Des enfants parfois âgés de deux ans seulement, jouant devant chez eux, des proches assistant à des funérailles et de simples citoyens vaquant à leurs occupations quotidiennes comptent parmi les victimes d’homicides illégaux ou de blessures.
« Quel genre de guerre est-ce donc, qui tue des civils, des familles, chez eux ? Que pouvons-nous faire ? Que Dieu nous vienne en aide », a déclaré une femme à Amnesty International. Son époux, âgé de 56 ans, père de six enfants, a été tué par un missile tombé dans sa chambre alors qu’il se reposait une fois rentré chez lui, après un match de football.
Il s’agissait d’une attaque menée sans discrimination par l’Armée nationale libyenne dans le quartier d’Abou Salim, le 16 avril 2019, juste avant 23 heures. La salve de six roquettes « Grad » tirées depuis le sol, d’une imprécision notoire, s’est abattue sur plusieurs blocs de bâtiments, tuant sept civils, en blessant au moins quatre et laissant les survivants gravement traumatisés.
Le 14 mai 2019, vers 12h15, une attaque d’artillerie du Gouvernement d’union nationale contre le quartier de Qasr bin Ghashir, à forte densité de population civile, a frappé un bâtiment de trois niveaux, tuant au moins cinq civils et en blessant plus d’une dizaine. De nombreuses personnes se déplaçaient dans le quartier à ce moment-là pour assister aux funérailles d’un voisin bien connu.
« J’étais chez moi et mon frère se trouvait devant la maison, dans la rue. La frappe était massive, un véhicule a été propulsé sur le toit d’un autre, et pendant un moment tout était sombre. Je me suis précipité dehors, de nombreux voisins morts ou blessés gisaient à terre, il y avait des parties de corps sectionnées. J’étais sous le choc. Puis nous avons retrouvé mon frère, il avait des blessures partout ; il est mort. Je n’arrivais pas à le croire », a déclaré à Amnesty International le frère d’Ahmad Fathi al Muzughi, 19 ans, tué par la frappe.
Le Gouvernement d’union nationale a mené des frappes aériennes contre Qasr Bin Ghashir et Tarhouna, utilisant des bombes à « parachute » FAB-500ShL non guidées, et des habitations et des infrastructures civiles ont été touchées. Avec un rayon d’impact de plus de 800 mètres, cette arme n’est pas du tout adaptée pour être utilisée en zones urbaines.
Un aéroport et des hôpitaux de fortune attaqués
L’aéroport de Mitiga, le seul en état de fonctionner depuis des mois à Tripoli, est désormais fermé après avoir été la cible d’attaques répétées de l’Armée nationale libyenne, qui ont aussi touché une école et des habitations civiles voisines, dans le cadre de ce qui s’apparente à des attaques menées sans discrimination. Les experts d’Amnesty International ont examiné des cratères et des fragments d’armements sur plusieurs sites touchés par ces frappes et conclu à l’utilisation d’armes explosives non guidées à large rayon d’impact.
Par ailleurs, les attaques de l’Armée nationale libyenne ont endommagé ou détruit plusieurs ambulances et hôpitaux de fortune où les combattants blessés recevaient des soins. Les professionnels de santé et les centres médicaux, y compris ceux qui soignent les combattants malades ou blessés, bénéficient d’une protection spéciale au titre du droit international humanitaire et ne devraient pas être pris pour cibles. Amnesty International révèle que des combattants du Gouvernement d’union nationale se servent d’hôpitaux de fortune et de centres médicaux à des fins militaires, les exposant ainsi aux attaques.
L’attaque la plus meurtrière fut une frappe de missile contre un hôpital de fortune près de l’aéroport international fermé de Tripoli, le 27 juillet 2019, qui a tué cinq médecins et sauveteurs et en a blessé huit autres. À partir de fragments de missiles Blue Arrow 7 retrouvés sur le site et d’autres éléments de preuve, Amnesty International a établi que la frappe a été tirée depuis un drone chinois Wing Loong, que les Émirats arabes unis ont piloté pour le compte de l’Armée nationale libyenne. En outre, elle a établi que le centre n’était pas signalé comme un centre médical et que les combattants l’avaient également utilisé pour manger, entre autres.
Violations de l’embargo de l’ONU sur les armes
Malgré l’embargo total sur les armes mis en place par l’ONU depuis 2011, les Émirats arabes unis soutiennent l’Armée nationale libyenne et la Turquie soutient le Gouvernement d’union nationale en procédant à des transferts illicites d’armes et en leur apportant une aide militaire directe.
« La communauté internationale doit respecter l’embargo sur les armes de l’ONU, que la Turquie, les Émirats arabes unis, la Jordanie et d’autres États enfreignent allègrement », a déclaré Brian Castner.
« Tous les camps doivent prendre des mesures immédiates et concrètes pour protéger les civils conformément aux lois de la guerre et enquêter sur la conduite de leurs forces. Il faut mettre en place une commission d’enquête afin d’ouvrir la voie à la justice et à des réparations pour les victimes et leurs familles, a déclaré Donatella Rovera.
« Les membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU devraient travailler ensemble pour mettre sur pied cette commission de toute urgence, en vue de déterminer la responsabilité pour les violations des droits humains et de préserver les preuves de crimes. »