Des milices paramilitaires et les forces gouvernementales d’Irak ont commis de graves violations des droits humains, y compris des crimes de guerre, en faisant subir des actes de torture, des arrestations arbitraires, des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires à des milliers de civils s’étant échappés de zones contrôlées par le groupe armé se faisant appeler État islamique (EI), écrit Amnesty International dans un nouveau rapport publié mardi 18 octobre.
Intitulé ‘Punished for Daesh’s crimes’: Displaced Iraqis abused by militias and government forces, ce rapport dénonce les traitements infligés aux civils fuyant des territoires aux mains de l’EI, ce qui fait redouter un risque de violations de masse, alors que s’annonce une opération militaire visant à reprendre la ville de Mossoul au groupe armé.
Le rapport s’appuie sur des entretiens réalisés avec plus de 470 anciens détenus, témoins et parents de personnes tuées, disparues ou incarcérées, ainsi qu’avec des fonctionnaires, des militants, des travailleurs humanitaires et d’autres.
" Après avoir échappé aux horreurs de la guerre et à la tyrannie de l’EI, des Arabes sunnites d’Irak font l’objet d’attaques brutales de la part de milices et des forces gouvernementales, et sont punis pour des crimes commis par le groupe armé ", a déclaré Philip Luther, directeur des recherches et actions de plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
" L’EI représente actuellement pour l’Irak une menace réelle et mortelle, mais rien ne saurait justifier des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées, des actes de torture ou des détentions arbitraires."
" À l’heure où débutent les combats ayant pour objectif de reprendre Mossoul, il est crucial que les autorités irakiennes prennent des mesures pour garantir que ces violations choquantes ne se reproduisent pas. Les États soutenant les efforts militaires visant à combattre l’EI en Irak doivent montrer qu’ils ne continueront pas à fermer les yeux sur les violations. "
Le rapport dénonce les attaques en représailles et discriminations de grande ampleur dont sont victimes des Arabes sunnites soupçonnés d’être les complices des crimes de l’EI ou de soutenir le groupe armé. Beaucoup ont été déplacés lors de vastes opérations militaires en 2016 à travers le pays, notamment à Fallouja et dans les zones voisines (dans le gouvernorat d’Anbar), à al Sharqat (gouvernorat de Salah al Din), à Hawija (gouvernorat de Kirkouk) et aux alentours de Mossoul (gouvernorat de Ninive).
Les milices essentiellement chiites impliquées dans ces violations, connues sous le nom d’Unités de mobilisation populaire, sont depuis longtemps appuyées par les autorités irakiennes, qui leur fournissent soutien financier et armes. Elles ont officiellement été incorporées aux forces irakiennes en février 2016.
La responsabilité du gouvernement dans ces violations ne peut être ignorée, et les États apportant leur soutien ou participant aux efforts militaires en cours pour combattre l’EI en Irak doivent mettre en place un processus de vérification rigoureux afin de garantir que le soutien ou l’équipement qu’ils fournissent ne contribuent pas aux violations.
Enlèvements, homicides et torture de masse
Les recherches effectuées par Amnesty International révèlent que des crimes de guerre et d’autres graves violations des droits humains ont été commis par des milices majoritairement chiites, et peut-être aussi par les forces gouvernementales lors d’opérations qui visaient à reprendre Fallouja et les zones environnantes à l’EI en mai et juin 2016.
Lors d’un épisode choquant, au moins 12 hommes et quatre garçons de la tribu Jumaila ayant fui al Sijir, au nord de Fallouja, ont été soumis à une exécution extrajudiciaire après qu’ils se sont rendus à des hommes vêtus d’uniformes de l’armée et de la police fédérale le 30 mai. Les hommes et les garçons les plus âgés ont été séparés des femmes et des enfants avant d’être alignés et abattus. Au moins 73 autres hommes et garçons de la même tribu avaient été appréhendés quelques jours plus tôt et manquent toujours à l’appel.
Des milices ont également enlevé, torturé et tué des hommes et des garçons de la tribu Mehemda qui fuyaient Saqlawiya, une autre ville au nord de Fallouja. Le 3 juin, quelque 1 300 hommes et adolescents ont été capturés. Trois jours plus tard, plus de 600 d’entre eux ont été transférés sous la responsabilité de représentants des autorités à Anbar ; leurs corps présentaient alors des traces de torture.
Des hommes en ayant réchappé et dont Amnesty International a recueilli les propos ont affirmé qu’ils avaient été retenus captifs dans une ferme abandonnée, frappés à l’aide de divers objets, des pelles notamment, et privés d’eau et de nourriture. L’un d’entre eux a déclaré que 17 membres de sa famille manquaient toujours à l’appel, y compris son neveu de 17 ans. Un autre parent était mort, semble-t-il des suites d’actes de torture.
" Il y avait du sang sur les murs […] Ils nous ont frappés, les autres et moi, avec tout ce qui leur tombait sous la main, des barres métalliques, des pelles, des tuyaux, des câbles […] Ils nous ont marché dessus avec leurs bottes. Ils nous ont insultés, et ont dit que c’était pour le massacre de Speicher [lors duquel quelque 1 700 élèves officiers chiites capturés ont été tués sommairement par l’EI] […] Deux personnes sont mortes sous mes yeux ", a-t-il dit à Amnesty International.
Une commission d’enquête locale établie par le gouverneur d’Anbar a conclu que 49 personnes capturées à Saqlawiya ont été tuées – par balle, ou brûlées ou torturées à mort – et que 643 autres manquent toujours à l’appel. Le gouvernement a annoncé que des enquêtes ont été ouvertes sur les faits et que des arrestations ont été effectuées, mais n’a pas révélé d’informations détaillées sur les conclusions des investigations ni sur les personnes appréhendées.
Les enlèvements et homicides de masse près de Fallouja sont loin d’être des événements isolés. À travers le pays, des milliers d’hommes et d’adolescents sunnites ayant fui des territoires contrôlés par l’EI ont été soumis à une disparition forcée par les forces irakiennes de sécurité et des milices. La plupart ont disparu après s’être rendus aux forces pro-gouvernementales ou ont été saisis à leur domicile, dans des camps pour personnes déplacées, à hauteur de postes de contrôle ou dans la rue. Selon un député local, depuis fin 2014, des membres des brigades du Hezbollah ont soumis environ 2 000 hommes et adolescents à un enlèvement et une disparition forcée au poste de contrôle d’al Razzaza, qui sépare les gouvernorats d’Anbar et de Karbala.
" Les [milices] Hashd ont emmené nos hommes en affirmant que c’était en réponse [aux violations de l’EI] ", a déclaré " Salma " (son nom a été changé pour protéger son identité), dont l’époux a été intercepté au poste de contrôle d’al Razzaza avec ses deux cousins en janvier 2016 alors qu’ils fuyaient l’EI.
" Les autorités irakiennes, dont la complicité et l’inaction face à des abus de grande ampleur ont contribué au climat d’impunité actuel, doivent contrôler les milices et faire clairement savoir que les violations de cette gravité ne seront pas tolérées. Toutes les allégations de torture, de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires doivent donner lieu à des enquêtes impartiales et indépendantes " a déclaré Philip Luther.
" S’en dispenser permettrait à ce cercle vicieux d’abus, de répression et d’injustice de continuer, et fait craindre le pire pour la sécurité des civils qui se trouvent toujours à Mossoul. "
Torture et violations en détention
Tous les hommes considérés en âge de se battre (âgés d’environ 15 à 65 ans) fuyant des zones se trouvant sous le contrôle de l’EI sont soumis par les autorités irakiennes et le gouvernement régional semi-autonome du Kurdistan à des contrôles de sécurité visant à déterminer s’ils entretiennent des liens avec le SI. Mais la procédure est opaque et présente souvent des failles. Si certains sont relâchés au bout de quelques jours, d’autres sont transférés sous la responsabilité des forces de sécurité et détenus pendant des semaines ou des mois dans des conditions épouvantables, sans pouvoir s’entretenir avec leur famille, sans accès au monde extérieur, et sans être déférés devant un tribunal.
Le rapport révèle que le recours de membres des forces de sécurité et de milices à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements s’est banalisé dans les installations où sont effectués les contrôles, dans les sites de privation de liberté non officiels utilisés par les milices, et dans les locaux contrôlés par les ministères de la Défense et de l’Intérieur des gouvernorats d’Anbar, de Bagdad, de Diyala et de Salah al Din.
D’anciens détenus ont déclaré à Amnesty International qu’ils avaient été suspendus dans des positions douloureuses pendant de longues périodes, reçu des décharges électriques, été passés à tabac ou qu’on les avaient tourmentés en leur disant que les femmes de leur famille seraient violées. Beaucoup ont indiqué qu’on les avait torturés pour leur arracher des " aveux " ou des informations sur le SI et d’autres groupes armés.
Des personnes ayant été détenues par les forces kurdes de sécurité (Asayish) à Dibis, Makhmur et Dohuk dans la région du Kurdistan irakien ont également dit avoir connu la torture et d’autres formes de mauvais traitements.
Un homme a décrit avoir été torturé en juin 2016 dans des locaux contrôlés par les forces armées et les services de renseignements irakiens près du village d’Hajj Ali, où plus de 50 personnes étaient détenues dans une pièce et régulièrement soumises à des passages à tabac :
" Ils m’ont frappé sur la plante des pieds avec un câble épais. Ils ont éteint une cigarette sur le corps d’un autre détenu. Ils ont versé de la cire chaude sur un garçon d’une quinzaine d’années. Ils voulaient que nous disions appartenir à Daesh."
Il n’est pas rare que les tribunaux irakiens s’appuient sur des " aveux " obtenus par la force pour déclarer des accusés coupables de graves charges à l’issue de procès manifestement iniques – les condamnant souvent à mort. Depuis le début de l’année 2016, les autorités ont procédé à au moins 88 exécutions, principalement sur la base de charges liées au terrorisme. Des dizaines de condamnations à la peine capitale ont été prononcées et quelque 3 000 personnes se trouvent toujours dans le quartier des condamnés à mort.
Complément d’information
Les conclusions du rapport ont été transmises aux autorités irakiennes et kurdes le 21 septembre. Les autorités irakiennes n’ont pas donné suite. Les autorités kurdes ont réagi, niant en grande partie les résultats des recherches effectuées par Amnesty International.
Depuis la mi-2014, des dizaines de milliers d’Irakiens ont été déplacés de force par les autorités irakiennes et les peshmergas (les forces armées kurdes), ainsi par des milices. Beaucoup ont été empêchés de rentrer chez eux, pour de prétendues raisons de sécurité, ou voient leur droit de circuler librement limité par des restrictions arbitraires et discriminatoires. Souvent, ils sont envoyés dans des camps, sans grand espoir de trouver des moyens de subsistance ou de bénéficier de services essentiels.