Déclaration écrite d’Amnesty International au Conseil des droits de l’homme des Nations unies à l’occasion de sa 31e session (29 février – 24 mars 2016)
CONTEXTE
Depuis la 30e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Amnesty International a mené d’autres recherches sur les violations commises dans le contexte du conflit au Yémen, notamment lors d’une mission menée sur le terrain en novembre 2015. Amnesty International a réuni, au cours des quatre missions qu’elle a menées sur le terrain depuis mai 2015, des preuves montrant que toutes les parties au conflit ont commis des violations du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire. Depuis le début du conflit en mars 2015, Amnesty International a enquêté sur 30 frappes aériennes opérées sur Sanaa, Hodeidah, Hajjah et Saada, leurs circonstances et leurs conséquences. Amnesty International a découvert que la coalition menée par l’Arabie saoudite a continué de commettre des violations du droit international humanitaire, notamment en visant de façon apparemment délibérée des biens de caractère civil tels que des hôpitaux, des écoles et des usines. En parallèle, depuis novembre 2015 le groupe armé houthi et ses alliés ont imposé des restrictions sur la fourniture d’aide médicale et de biens indispensables pour la survie des civils à Taizz et dans des secteurs civils bombardés. Ils ont également procédé à des arrestations et détentions arbitraires et à des enlèvements de partisans du gouvernement, de journalistes et de défenseurs des droits humains, et porté atteinte à la liberté d’association en fermant des ONG.
Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, à la date du 16 février 2016, le conflit au Yémen avait causé la mort de près de 3 000 civils.
LA COALITION MENÉE PAR L’ARABIE SAOUDITE
Depuis le 25 mars 2015, les milliers de frappes aériennes réalisées par les forces de la coalition menée par l’Arabie saoudite ont tué des centaines de civils à travers le Yémen. Amnesty International a enquêté sur plus de 30 frappes aériennes opérées dans différentes régions du pays. La majeure partie des frappes aériennes examinées par Amnesty International étaient illégales : elles ont visé délibérément des biens de caractère civil ou porté atteinte de façon disproportionnée à des civils et à des biens de caractère civil par rapport aux bénéfices attendus sur le plan militaire, ou n’ont pas fait de distinction entre les objectifs militaires et les civils et biens de caractère civil. Dans certains cas, les frappes aériennes ont apparemment directement visé des civils ou des biens de caractère civil. Les caractéristiques de ces attaques et l’absence d’enquête jusqu’à ce jour sur ces agissements suscitent de graves préoccupations quant au mépris à l’égard de la vie des civils et des principes fondamentaux du droit international humanitaire dont font apparemment preuve ceux qui ont planifié et exécuté ces attaques ainsi que le gouvernement yéménite en exil, les forces de la coalition agissant sous ses ordres.
En juillet 2015, Amnesty International s’est rendue dans le gouvernorat de Saada et a enquêté sur 13 frappes aériennes opérées en mai, juin et juillet 2015 dans le gouvernorat ou à proximité, après que la coalition eut déclaré que cette ville constituait un objectif militaire. Ces frappes ont causé la mort de 100 civils, dont 55 enfants et 22 femmes, et fait 56 blessés parmi les civils, dont 18 enfants. Le plus jeune enfant tué n’était âgé que de 12 jours, et son corps a été retrouvé à côté de celui de sa mère, qui a perdu la vie au cours de la même attaque. La frappe la plus meurtrière parmi celles étudiées a fait 55 morts, parmi lesquels 35 enfants.
Amnesty International a également enquêté sur cinq frappes illégales qui ont eu lieu entre août et octobre 2015 dans les gouvernorats de Hodeidah, de Hajjah et de Sanaa, et qui ont apparemment directement visé des écoles. Ces frappes ont fait cinq morts et au moins 14 blessés, dont quatre enfants, parmi les civils. Elles ont gravement perturbé l’éducation de quelque 6 550 enfants qui fréquentaient régulièrement les écoles prises pour cible.
Certaines frappes aériennes de la coalition ont touché des hôpitaux et d’autres établissements médicaux dans les gouvernorats de Saada et de Taizz, blessant des patients et du personnel médical. Le 26 octobre 2015, la coalition menée par l’Arabie saoudite a détruit un hôpital géré par Médecins Sans Frontières (MSF) dans le district de Haydan, dans la province de Saada ; sept membres du personnel médical ont été blessés. MSF a déclaré qu’une autre de ses cliniques située à Taizz a été touchée par un raid aérien le 2 décembre et que neuf personnes ont été blessées, dont deux membres du personnel de MSF. Le 10 janvier 2016, MSF a signalé que l’hôpital al Shiara à Razih, dans le gouvernorat de Saada, avait été frappé, que six personnes avaient été tuées et au moins sept autres blessées, et que des avions avaient été vus en train de survoler le bâtiment au moment de l’attaque. Selon des membres de MSF qui se sont rendus sur place peu après, rien n’indiquait que l’hôpital ait pu être utilisé des fins militaires. Le 21 janvier, dans le gouvernorat de Saada, une ambulance de MSF a été touchée et son conducteur a perdu la vie ; cette attaque a provoqué la mort d’au moins six personnes et fait une douzaine de blessés.
Les forces de la coalition ont utilisé des munitions ne permettant pas d’effectuer des tirs précis, notamment des bombes de fabrication américaine et britannique qui ont un large rayon d’action et qui font des victimes et causent des destructions au-delà de la zone directement frappée. À Saada et Hajjah, elles ont aussi utilisé des bombes à sous-munitions de fabrication américaine, qui sont par nature des armes frappant sans discrimination et dont l’utilisation est interdite par le droit international humanitaire coutumier ; elles dispersent des petites bombes sur une large zone et représentent un risque durable pour les civils car souvent elles n’explosent pas à l’impact.
Amnesty International a enquêté sur deux cas où des bombes à sous-munitions ont été utilisées, en octobre 2015 et en janvier 2016. En octobre, les forces de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ont recouru à un modèle brésilien de munitions à fragmentation, interdites au niveau international, lors d’une attaque contre un quartier résidentiel d’Ahma (province de Saada, dans le nord du Yémen), blessant au moins quatre personnes et répandant de dangereuses sous-munitions non explosées sur des terres agricoles des alentours. Une petite fille de quatre ans, Hasna Mohamed Hussein Jumaan, a été blessée à la jambe deux jours après cette attaque quand elle est entrée en contact avec une sous-munition non explosée. En janvier, Amnesty International a rassemblé des éléments prouvant que les forces de la coalition menée par l’Arabie saoudite ont lâché des bombes à sous-munitions de fabrication américaine sur la capitale du pays, Sanaa, le 6 janvier 2016. L’attaque a tué un adolescent de 16 ans et blessé au moins six autres civils, et dispersé des sous-munitions dans au moins quatre quartiers résidentiels.
Afin d’empêcher les Houthis et leurs alliés de se ravitailler, la coalition a mis en place un blocus aérien et maritime partiel. Elle a fortement restreint l’approvisionnement en carburant et en autres produits de base, réduisant l’accès à la nourriture, à l’eau, à l’aide humanitaire et aux fournitures médicales, et aggravant ainsi davantage encore la crise humanitaire dans le pays.
LES GROUPES ARMÉS : LES HOUTHIS ET LEURS ALLIÉS
On a assisté à une multiplication des arrestations et détentions arbitraires et des enlèvements de partisans du gouvernement, de journalistes, de défenseurs des droits humains et d’autres personnes opérés par les Houthis et leurs alliés fidèles à l’ancien président Ali Abdullah Saleh. Un grand nombre de personnes ont été détenues dans divers lieux souvent non reconnus officiellement tels que des domiciles privés, sans avoir été informées des raisons de leur détention ni eu la possibilité d’en contester la légalité. Au moins 25 hommes, parmi lesquels des militants politiques, des défenseurs des droits humains et des journalistes, ont été arrêtés par des hommes en civil qui ont dit appartenir à l’Ansarullah, la branche politique du groupe armé houthi, alors qu’ils participaient à une réunion dans un hôtel à Ibb le 13 octobre 2015. La plupart d’entre eux ont par la suite été relâchés, et ils ont dit avoir été torturés, mais Antar al Mabarazi, un ingénieur, et Ameen al Shafaq, professeur à l’université, étaient toujours en détention au secret au moment où nous avons rédigé ces lignes. Le militant politique Muhammad Qahtan, figure de premier plan du mouvement politique al Islah, est détenu par les forces houthis depuis le 4 avril 2015 et il risque d’être torturé ou soumis à d’autres mauvais traitements.
Les forces houthis ont restreint le droit à la liberté d’association en effectuant des descentes dans les locaux d’ONG, en fermant au moins 27 ONG à Sanaa et en menaçant leurs directeurs et leur personnel. Dans de nombreux cas, les organisations qui continuent de mener leurs activités pratiquent une autocensure et doivent faire face à d’autres restrictions dues au harcèlement et aux manœuvres d’intimidation exercés contre leur personnel.
Le groupe armé houthi et les forces qui lui sont alliées mettent en danger les vies de milliers de civils à Taizz, ville située dans le sud du Yémen, en bloquant depuis trois mois l’acheminement de fournitures médicales essentielles et de produits alimentaires, en violation flagrante du droit international humanitaire. La situation humanitaire dans cette ville s’est en conséquence encore aggravée. Toutes les voies d’accès à Taizz sont contrôlées par le groupe armé houthi et ses alliés. Il est aujourd’hui très difficile d’entrer dans la ville ou d’en sortir, les restrictions d’accès ayant été considérablement renforcées depuis le début du conflit. Seul le point de passage d’al Duhi, à l’ouest de la ville, est encore ouvert par intermittence. Les habitants sont donc pour la plupart bloqués à l’intérieur de la ville.
Amnesty International a recueilli en décembre et janvier les témoignages de 22 habitants et professionnels de santé de la troisième plus grande agglomération du pays, qui ont brossé un tableau très inquiétant des souffrances et des difficultés de la population civile. La plupart des hôpitaux de la ville ont fermé leurs portes et les rares établissements encore ouverts ne vont bientôt plus pouvoir fonctionner faute de matériel et de médicaments. Un habitant a dit à Amnesty International que son nouveau-né est mort quelques heures après sa naissance en décembre en raison d’une grave pénurie d’oxygène dans les hôpitaux de la ville.
Amnesty International exhorte le Conseil des droits de l’homme, ses membres et ses observateurs à :
- appeler toutes les parties au conflit à :
- respecter pleinement les dispositions adéquates du droit international humanitaire lors de la planification et de l’exécution de toute opération militaire. Elles doivent en particulier veiller à ce que les civils et les biens de caractère civil ne soient pas pris pour cible, et prendre les précautions nécessaires pour faire la distinction entre les civils et les combattants, et entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires, et mettre fin aux attaques menées de façon aveugle et disproportionnée ;
- veiller à ce que les organisations d’aide humanitaire puissent se rendre librement sur place sans aucune restriction ;
- créer une commission internationale indépendante chargée d’enquêter sur les violations graves du droit international humanitaire et relatif aux droits humains commises par toutes les parties au conflit depuis le début des hostilités en septembre 2014 ;
- demander que des informations soient régulièrement fournies au Conseil sur la situation des droits humains au Yémen et mener des dialogues interactifs ;
- exhorter tous les pays qui fournissent des armes ou envisagent de fournir des armes à l’une quelconque des parties au conflit de suspendre immédiatement ces transferts d’armes quand il existe un risque sérieux qu’elles soient utilisées pour commettre ou faciliter des violations graves du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains ; et
- veiller à ce que les victimes et familles de victimes d’attaques illégales ayant causé des pertes humaines et matérielles reçoivent des réparations pleines et entières dans les meilleurs délais.