Manifestations pour la justice raciale suite à la mort de George Floyd lors d'un violent affrontement avec la police dans le Minnesota. Centre de Washington, DC, États-Unis, 3 juin 2020. © Amnesty International (Photo: Alli Jarrar)

Égypte. La police doit être contrôlée pour éviter de nouvelles effusions de sang

Les éléments qui prouvent que les forces de sécurité ont de nouveau utilisé de manière injustifiée des balles réelles et une force excessive montrent à quel point une réforme de la police est nécessaire, a déclaré Amnesty International après un week-end de violences qui a causé la mort de 90 personnes.

Les forces de sécurité ont tué 80 personnes en utilisant des balles réelles et du gaz lacrymogène pour disperser des partisans du président déchu Mohamed Morsi qui manifestaient. Dix autres personnes ont été tuées par balle lors d’affrontements à Alexandrie.
« Ces récentes effusions de sang doivent servir de signal d’alarme aux autorités égyptiennes concernant l’urgence d’une réforme de la police », a déclaré Philip Luther, directeur du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Amnesty International.
Le ministère de l’Intérieur a nié l’utilisation de balles réelles pour la dispersion des manifestants le 27 juillet. Cependant, les explications des manifestants blessés et des témoins, ainsi que les données médicales et des séquences vidéo recueillies et examinées par Amnesty International, jettent le doute sur cette version des faits.
La morgue de Zeinhoum, au Caire, a reçu 80 corps samedi. Les autopsies effectuées sur 63 d’entre eux le dimanche ont révélé que 51 étaient morts à la suite de blessures par balle. Huit personnes ont reçu des plombs, ce qui leur a été fatal. Trois autres présentaient des blessures caractéristiques des deux types de munitions. Un homme est mort de fractures du crâne. Parmi les munitions extraites de huit corps, on a trouvé des balles de revolver 9 mm ainsi que des balles de fusil.
Les médecins de l’hôpital de l’université al Hussein ont déclaré que 60 % des victimes avaient été touchées dans le dos.
« Encore une fois, les forces de sécurité égyptiennes ont eu recours à la force meurtrière, avec un mépris total pour la vie humaine. Elles ne doivent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave », a déclaré Philip Luther.
Le ministre égyptien de l’Intérieur, Mohammed Ibrahim, a déclaré samedi que les manifestants pro-Morsi avaient utilisé des armes à feu et que les forces de sécurité avaient d’abord cherché à empêcher les manifestants de bloquer la circulation. Il n’y a pas eu de morts parmi les forces de sécurité. Quelques heures avant les homicides, Mohamed Ibrahim avait averti que le sit-in principal en faveur de Mohamed Morsi, près de la place Rabaa al Adawiya, serait dispersé.
Abdelrahman Koury, un manifestant de 22 ans qui a reçu une balle dans l’épaule le samedi matin, a déclaré à Amnesty International :
« Les forces de sécurité tiraient sans discontinuer […] J’ai survécu aux violences de la Garde républicaine [où au moins 51 partisans de Mohamed Morsi ont été tués le 8 juillet], mais là, c’était bien pire. Les gens s’effondraient tout autour de moi. »
Un garçon de 14 ans originaire de Fayoum a également reçu des plombs dans le dos près du mausolée du soldat inconnu. Il dit avoir vu des hommes en uniforme anti-émeute noir tirer sur les manifestants.
Amnesty International a également vu une photographie montrant un homme en uniforme de policier visant avec un fusil d’assaut AK-47 les manifestants pro-Morsi.
Amnesty International appelle les autorités égyptiennes à mettre la législation régissant les forces de sécurité en conformité avec les normes internationales relatives aux droits humains.
« Les forces de sécurité ne peuvent pas continuer d’opérer dans un climat d’impunité totale. Le nouveau gouvernement doit donner la priorité aux réformes qui s’imposent depuis longtemps déjà dans le domaine de la sécurité. Les méthodes de régulation des manifestations doivent changer pour éviter toute nouvelle effusion de sang. »
Dans l’immédiat, les autorités égyptiennes doivent donner des instructions claires aux forces de sécurité, afin que celles-ci s’abstiennent de recourir à la force de manière disproportionnée, a déclaré l’organisation.
Outre les violations commises par les forces de sécurité contre les partisans de Mohamed Morsi, on a également appris que des partisans du président déchu avait capturé et torturé des personnes associées au camp anti-Morsi. Amnesty International craint pour la sécurité de trois hommes, décrits comme des « voyous » par les partisans de Mohamed Morsi et capturés samedi. On ignore où ils se trouvent. Au Caire, le personnel de la morgue a déclaré que, depuis les violences politiques qui ont commencé le mois dernier, huit corps portant des marques de torture ont été amenés.

Tous provenaient des environs des sit-in pro-Morsi. Certains avaient les ongles arrachés. Dimanche, deux personnes ont été retrouvées dans une poubelle près de la place Rabaa al Adawiya. Elles présentaient des marques de torture. Une seule a survécu.


Complément d’information

Les violences ont éclaté sur la route de Nasr, près de la jonction avec le pont du 6 octobre, au Caire, vers 22h45 le 26 juillet. La police et les brigades anti-émeute ont tiré du gaz lacrymogène sur des manifestants qui s’approchaient du pont, les repoussant ainsi vers l’est sur la route de Nasr, en direction de la place Rabaa al Adawiya, où se tenait le principal sit-in pro-Morsi. La jonction de la route de Nasr et du pont du 6 octobre se situe à 1,75 km à l’ouest de la place. Les manifestants ont déclaré à Amnesty International qu’en raison de leur grand nombre le vendredi 26 juillet, ils étaient sortis de la zone de protestation autorisée pour marcher sur la route de Nasr en direction du pont du 6 octobre.

Selon la plupart des manifestants, quatre véhicules blindés sont venus en renfort des membres des forces de sécurité à pied. Les témoignages des manifestants ainsi que les séquences vidéo indiquent que des hommes en civil soutenaient les forces de sécurité lors de l’attaque contre les manifestants pro-Morsi. Selon les manifestants, la plupart des hommes en civil jetaient des pierres. Certains étaient également armés de couteaux.

Le personnel des hôpitaux avoisinants a confirmé que les premiers blessés sont arrivés vers 23h00. La plupart souffraient des effets du gaz lacrymogène. D’autres avaient été touchés par des plombs. Les premières victimes de balles réelles ont commencé à arriver vers 1h30. Les manifestants ont déclaré qu’ils avaient tenté d’empêcher la progression des forces de sécurité et des véhicules blindés vers la place Rabaa al Adawiya, en leur lançant des pierres et en dressant des barricades sur la route de Nasr. Une séquence vidéo montre qu’un manifestant pro-Morsi a utilisé une arme à feu.

Les affrontements ont duré plusieurs heures, principalement dans la zone située entre l’université al Azhar sur la route de Nasr et le mausolée du soldat inconnu, plus loin sur la même route. Un certain nombre de manifestants ont affirmé que les forces de sécurité et des hommes en civil ont tiré sur eux depuis les terrains de l’université al Azhar. La situation s’est encore dégradée vers 2h00. Les affrontements ont continué jusqu’à 9h00 environ. Le plus grand nombre de victimes a été recensé entre 6h00 et 7h00, quand le nombre de manifestants pro-Morsi a augmenté et que certains d’entre eux ont tenté d’avancer sur la route de Nasr en direction du pont du 6 octobre. Les forces de sécurité ont riposté par des tirs nourris.

Omar Gamal Shalaan, un étudiant de 21 ans, a dit avoir vu des hommes masqués vêtus de noir, vraisemblablement des membres des forces spéciales du ministère de l’Intérieur, participer aux affrontements.

Un garçon de 14 ans originaire de Fayoum traité dans un hôpital du Caire a expliqué à Amnesty International qu’il approchait de la zone du mausolée vers 7h00 quand on lui a tiré des plombs dans le dos. Il a affirmé avoir vu des hommes habillés en noir portant des équipements anti-émeute (gilets rembourrés et casques, notamment) tirer sur des manifestants pro-Morsi. Il était resté au sit-in pro-Morsi avec des proches au cours des dernières semaines.

Alaa Mostafa a déclaré à Amnesty International qu’il avait vu pour la dernière fois son frère Mohamed, père de trois enfants, à environ 6h30, près du mausolée du soldat inconnu. Quelques heures plus tard, Alaa Mostafa a retrouvé le cadavre de Mohamed à la morgue de l’hôpital de Nasr.

Quand Amnesty International s’est rendue à l’hôpital le matin du 27 juillet, 21 corps avaient été amenés entre 1h30 et 7h20. Ils étaient étendus sur des matelas, à même le sol de la morgue. Selon les médecins présents sur les lieux, toutes les victimes étaient mortes à la suite de « tirs d’arme à feu ». Dix autres cadavres ont été amenés à l’hôpital universitaire Al Hussein, la plupart entre 6h00 et 7h00, selon le personnel médical, qui a affirmé que 60 % des victimes étaient touchées dans le dos.

Anas Ali Mohamed Ali a déclaré que son jeune frère, Abdel Nasser, un travailleur de 33 ans originaire de Behira et père de quatre enfants, a été tué par balle vers 6h00, alors qu’il se trouvait loin des affrontements. Anas Ali a dit avoir reçu des plombs dans le bras et la poitrine alors qu’il dressait une barricade de pavés. Anas Ali a fait une déposition à la police accusant les ministres de l’Intérieur et de la Défense d’avoir tué son frère.

Mohamed Taha, un étudiant en médecine bénévole à l’hôpital de campagne mis en place à Rabaa al Adawiya, a rapporté les faits suivants à Amnesty International :

« Vers 22h45, nous avons commencé à recevoir les premiers blessés, qui souffraient des effets du gaz lacrymogène. Vers minuit, une femme affolée est arrivée. Elle a dit qu’on tirait à balles réelles. J’ai décidé de me rapprocher du lieu des affrontements pour apporter de l’aide. J’avais encore ma blouse blanche, mes gants et une trousse de premiers secours. Je suis arrivé à la première barricade, il y en avait environ six au total. À ce stade, nous [les manifestants pro-Morsi] étions juste devant le podium [de l’autre côté de la rue, en face du mausolée]. À une cinquantaine de mètres sur la route de Nasr, je pouvais voir la police anti-émeute et des hommes en civil, et derrière les policiers anti-émeute, des véhicules blindés. Ils faisaient un usage intensif du gaz lacrymogène et nous avons dû battre en retraite pour reprendre notre souffle, avant d’avancer à nouveau. Il faisait très sombre et la visibilité était réduite […]

« Beaucoup de personnes sont mortes entre 6h00 et 7h00, alors que nous avancions vers l’université al Azhar. Les gens tombaient les uns après les autres. J’ai ramené une dizaine de blessés vers l’arrière. Des ambulances, des motos ou des voitures les ont ensuite transportés à l’hôpital. J’ai reçu une balle dans l’épaule vers 7h30 ».

Un certain nombre de manifestants ont affirmé que les forces armées gardaient le podium en face du mausolée, mais qu’elles ne sont pas intervenues. D’autres ont déclaré que les soldats ont tiré des coups de semonce en l’air lorsque la police anti-émeute s’est approchée du mausolée.

La plupart des victimes viennent apparemment des villages de gouvernorats situés à l’extérieur du Caire, notamment Behira, Alexandrie, Assiout et Fayoum.

Plusieurs manifestants pro-Morsi ont déclaré à Amnesty International que, pendant les violences du 27 juillet sur la route de Nasr, ils avaient capturé au moins trois « voyous » (des hommes en civil qui soutenaient les forces de sécurité) et les avaient remis à l’hôpital de campagne de Rabaa al Adawiya. Amnesty International est préoccupée pour la sécurité de ces personnes, au vu des informations et témoignages directs faisant état de tortures pratiquées par les partisans de Mohamed Morsi sur leurs opposants présumés.

Au Caire, le personnel de la morgue a indiqué que, depuis les rassemblements de masse qui ont commencé fin juin, huit corps portant des marques de torture avaient été amenés ; certains avaient les ongles arrachés. Toutes les victimes ont été amenées depuis des zones proches des grands sit-in pro-Morsi. Trois des victimes ont été trouvées dans les environs de la place Rabaa al Adawiya et deux au jardin Oumran, à proximité du sit-in pro-Morsi devant l’université du Caire. Trois autres corps présentant des marques de torture similaires ont été retrouvés dans une poubelle à Guizeh.

Des survivants ont signalé que certains partisans de Mohamed Morsi ont capturé et torturé des personnes soupçonnées d’appartenir à l’autre camp. Des habitants ont dit avoir trouvé deux personnes portant des marques de torture dans une poubelle près de la place Rabaa al Adawiya, le 28 juillet au matin. L’une des victimes, dont les jambes et les bras étaient brisés, avait aussi les yeux gonflés et diverses contusions sur la poitrine. Elle est décédée peu de temps après. Elle n’avait aucune pièce d’identité. L’autre victime avait les yeux bandés. Elle paraissait avoir reçu des coups de couteau au niveau du cou et de la tête et saignait abondamment, selon les habitants qui l’ont trouvée.