Des filles dans un camp de personnes déplacées à proximité de Maiduguri, dans l'État de Borno (janvier 2020). © Amnesty International

Nigeria. Il faut aider les enfants brisés par la guerre pour ne pas en faire une génération sacrifiée

  • Boko Haram a enlevé des milliers d’enfants pour en faire des soldats ou des « épouses »
  • L’armée place illégalement des mineurs en détention prolongée et les torture
  • L’UE et d’autres donateurs financent un programme de « réhabilitation » défaillant

Il est urgent que le Nigeria protège une génération entière d’enfants et lui fournisse une éducation dans le nord-est du pays, une région dévastée depuis des années par les atrocités de Boko Haram et les violations manifestes imputables à l’armée, a déclaré Amnesty International le 27 mai dans un nouveau rapport effrayant.

Ce document de plus de 90 pages, intitulé « Nous avons séché nos larmes. » Gérer les conséquences du conflit sur les enfants dans le nord-est du Nigeria, montre que la pratique généralisée de la détention illégale et de la torture au sein de l’armée n’a fait qu’ajouter aux souffrances des enfants des États de Borno et d’Adamawa, déjà victimes de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité perpétrés par Boko Haram.

Il révèle également que des donateurs internationaux financent un programme défaillant qui prétend réinsérer d’anciens combattants présumés mais qui, en réalité, consiste principalement à détenir illégalement des enfants et des adultes.

« Cette dernière décennie de conflit acharné entre l’armée nigériane et Boko Haram dans le nord-est du Nigeria est une atteinte à l’enfance elle-même. Les autorités nigérianes risquent de créer une génération sacrifiée, à moins qu’elles ne viennent en aide aux milliers d’enfants pris pour cible et traumatisés par la guerre, a déclaré Joanne Mariner, directrice par intérim du programme Réaction aux crises à Amnesty International.

« Boko Haram a attaqué des écoles à plusieurs reprises et enlevé un grand nombre d’enfants pour en faire des soldats ou des “épouses”, entre autres atrocités.

« Par ailleurs, le traitement réservé par l’armée à celles et ceux qui fuient ces brutalités est effroyable : de la détention illégale et massive dans des conditions inhumaines jusqu’aux coups et aux actes de torture, en passant par l’autorisation des violences sexuelles commises par des détenus adultes – cela défie l’entendement que des enfants, où qu’ils se trouvent, se voient infliger les pires sévices par les autorités qui sont censées les protéger. »

Entre novembre 2019 et avril 2020, Amnesty International a interrogé plus de 230 personnes touchées par le conflit, dont 119 étaient mineures au moment où Boko Haram, l’armée ou les deux ont commis de graves crimes à leur encontre. Il y avait notamment 48 enfants ayant été détenus par l’armée pendant des mois voire des années, ainsi que 22 adultes qui avaient été détenus avec des mineurs.

Brutalités de Boko Haram

Les enfants sont parmi les personnes les plus touchées par les atrocités en série que Boko Haram commet dans de vastes zones du nord-est du Nigeria depuis près d’une décennie. Ce groupe armé a pour habitude d’attaquer des écoles, de procéder à des enlèvements massifs, de recruter et d’utiliser des enfants soldats et de marier de force des filles et des jeunes femmes, faits qui constituent tous des crimes de droit international.

Ces pratiques criminelles sont bien connues en raison de certaines affaires médiatisées comme l’enlèvement de plusieurs centaines de lycéennes à Chibok en 2014. Néanmoins, l’ampleur des enlèvements est souvent sous-estimée ; ceux-ci se chiffrent certainement en milliers. Boko Haram continue à obliger des parents à lui remettre des garçons et des filles, en les menaçant de mort. Ce groupe armé continue à « marier » de force des filles et des jeunes femmes. Et il continue à tuer les personnes qui tentent de s’échapper.

Dans les zones contrôlées par Boko Haram, des enfants sont victimes d’actes de torture, notamment de flagellation et d’autres types de coups, et contraints à assister à des exécutions et d’autres châtiments violents en public.

Une jeune fille de 17 ans qui a réussi à fuir Boko Haram après avoir été enlevée et maintenue en captivité pendant quatre ans a décrit les conditions de vie dans la forêt de Sambisa : « [Mon] “mari” était méchant et me frappait tout le temps […] Mes activités quotidiennes étaient la prière, la cuisine quand il y avait de quoi manger [et] l’apprentissage du Coran. Je n’avais pas le droit de me déplacer ni de rendre visite à des amis. C’était horrible. J’ai assisté à différents châtiments, de l’exécution par arme à feu jusqu’à la lapidation, en passant par les coups de fouet. »

Cette jeune fille, comme la plupart des autres anciennes « épouses » mineures que nous avons interrogées – dont certaines sont revenues avec des enfants nés pendant leur captivité –, n’avait reçu pratiquement aucune aide pour ce qui était de retourner à l’école, de trouver des moyens d’existence et de bénéficier d’un soutien psychologique.

« J’aimerais aller à l’école mais il n’y a pas d’argent, a déclaré l’adolescente de 17 ans. La plus grande aide pour moi serait d’aller à l’école. »

Détention par l’armée

Les enfants qui s’enfuient des zones contrôlées par Boko Haram subissent toute une série de violations commises par les autorités nigérianes, y compris des crimes de droit international. Au mieux, ils se retrouvent déplacés, luttant pour leur survie et privés, en grande partie voire totalement, d’éducation. Au pire, ils sont détenus arbitrairement pendant des années dans des casernes militaires, où les conditions s’apparentent à des actes de torture ou d’autres mauvais traitements.

Les Nations unies ont indiqué à Amnesty International qu’elles pouvaient confirmer la libération de 2 879 mineurs par l’armée depuis 2015, bien qu’elles aient indiqué précédemment un nombre plus élevé d’enfants détenus entre 2013 et 2019. Ces statistiques sont probablement bien en deçà de la réalité. En effet, les Nations unies ont précisé que leur accès aux centres de détention militaires était restreint et qu’elles ne pouvaient donc pas donner le nombre précis de mineurs détenus dans le contexte du conflit.

La plupart de ces détentions sont illégales : les mineurs concernés ne sont jamais inculpés ni poursuivis pour une quelconque infraction et sont privés du droit de consulter un avocat, de comparaître devant un juge et de communiquer avec leur famille. Les détentions illégales généralisées sont susceptibles de constituer un crime contre l’humanité.

Presque toutes les personnes fuyant les zones aux mains de Boko Haram, y compris les mineurs, sont « contrôlées » par l’armée et la Force d’intervention civile conjointe. Au cours de ce processus, beaucoup se voient infliger des actes de torture dont l’objectif est de les contraindre à « avouer » leur appartenance à Boko Haram. Les membres et sympathisants présumés de Boko Haram sont transférés et détenus, souvent pendant des mois voire des années, dans des centres de détention où les conditions sont sordides, notamment à la caserne de Giwa et sur la base militaire de Kainji, dans l’État du Niger.

Toutes les personnes anciennement détenues que nous avons interrogées ont fait des récits cohérents décrivant de manière extrêmement détaillée les conditions qui règnent dans ces structures : surpopulation extrême, absence de ventilation sous une chaleur étouffante, omniprésence de parasites, urine et selles sur le sol en raison de l’absence de toilettes. Bien que quelques améliorations aient été apportées ces dernières années, de nombreux anciens détenu·e·s, dont des mineurs, étaient loin de bénéficier d’un accès suffisant à de l’eau, à de la nourriture et à des soins médicaux.

Des dizaines de milliers de détenu·e·s ont vécu dans ces conditions, tellement extrêmes qu’elles s’apparentent à des actes de torture et constituent à ce titre un crime de guerre. De nombreux mineurs sont encore détenus ainsi, même après les libérations massives qui ont eu lieu fin 2019 et début 2020. Amnesty International estime qu’au moins 10 000 personnes, dont de nombreux mineurs, sont mortes en détention pendant le conflit.

Un adolescent de 14 ans, qui avait été enlevé par Boko Haram alors qu’il était tout jeune puis s’était enfui et avait été placé en détention par l’armée nigériane, a déclaré : « Les conditions à Giwa sont tellement horribles qu’on pourrait en mourir. Il n’y a pas d’endroit pour s’allonger […] Il fait chaud, tous les habits étaient mouillés, comme si on nous avait mis dans un fleuve […] Jusqu’à présent, personne ne m’a dit pourquoi j’ai été emmené là-bas, ce que j’ai fait, pourquoi j’étais en détention. Je me demande pourquoi j’ai fui [Boko Haram]. »

Opération Couloir de sécurité

Amnesty International a recueilli des informations faisant état de violations commises dans le cadre de l’opération Couloir de sécurité, à laquelle l’Union européenne, le Royaume-Uni, les États-Unis et d’autres partenaires apportent un soutien financier de plusieurs millions de dollars. Le centre de détention géré par l’armée près de Gombe a été créé en 2016 dans le but de déradicaliser et de réhabiliter les combattants et sympathisants présumés de Boko Haram. Environ 270 personnes en sont sorties « diplômées » en plusieurs vagues.

Les conditions sont meilleures sur le site du Couloir de sécurité que dans tout autre centre de détention militaire et les anciens détenus ont parlé positivement du soutien psychologique et des formations pour adultes dont ils ont bénéficié sur place. Néanmoins, la plupart des hommes et des garçons qui s’y trouvent n’ont pas été informés du fondement juridique de leur détention et n’ont toujours pas pu consulter d’avocat ni saisir la justice pour contester leur détention. Dans certains cas, le séjour qui devait durer six mois s’est prolongé jusqu’à 19 mois et, pendant tout ce temps, ils étaient privés de liberté et sous surveillance armée en permanence.

D’anciens détenus ont indiqué à Amnesty International que les soins médicaux faisaient cruellement défaut. Sept détenus sont morts, beaucoup d’entre eux, si ce n’est tous, par manque de soins adaptés. Les autorités nigérianes n’ont pas prévenu les familles, celles-ci ont été informées par d’anciens détenus.

Un programme de formation professionnelle qui fait partie de l’opération Couloir de sécurité pourrait s’apparenter à du travail forcé car la plupart des détenus, si ce n’est tous, n’ont jamais été déclarés coupables d’une quelconque infraction et fabriquent tout, des chaussures jusqu’au savon en passant par le mobilier, sans aucune rémunération.

Par ailleurs, ce programme n’offre pas à certains détenus des conditions de travail sûres. Plusieurs détenus ont été grièvement blessés aux mains après avoir été contraints à manipuler de la soude caustique, une substance extrêmement corrosive, sans équipement de protection. « La soude caustique est un produit dangereux. Si elle est en contact avec le corps, elle grignote la chair », a déclaré un ancien détenu de 61 ans.

« Aucun des grands donateurs du Couloir de sécurité ne cautionnerait un tel système de détention prolongée et illégale pour ses propres citoyens, alors pourquoi le font-ils au Nigeria ? a déclaré Osai Ojigho, directrice d’Amnesty International Nigeria.

« Il faut que les forces armées nigérianes libèrent tous les mineurs détenus arbitrairement et mettent un terme aux autres violations qui semblent destinées à punir des milliers d’enfants, dont beaucoup ont déjà été victimes des atrocités de Boko Haram. Un engagement en faveur de l’éducation et du rétablissement psycho-social des enfants pourrait ouvrir une nouvelle voie dans le nord-est. »