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Somalie. Homicides, corruption et censure: la liberté des médias en état de siège

  • Au moins huit journalistes tués dans la région centre-sud de la Somalie et le Puntland depuis 2017
  • Des journalistes arbitrairement arrêtés et agressés physiquement
  • Huit ont fui le pays depuis octobre 2018
  • Des opinions critiques censurées à l’aide de pots-de-vin et d’une surveillance sophistiquée des réseaux sociaux
La recrudescence des attaques violentes, des menaces, des mesures de harcèlement et d’intimidation visant les professionnels des médias pose la Somalie comme l’un des endroits les plus dangereux de la planète pour les journalistes, a déclaré Amnesty International le 13 février 2020.   Dans son nouveau rapport intitulé "We live in perpetual fear" (en anglais), elle expose la nette détérioration du droit à la liberté d’expression et de la liberté des médias depuis l’arrivée au pouvoir du président Mohamed Abdullahi, également appelé Farmajo, en février 2017. Les journalistes sont en butte à des attaques ciblées imputables à Al Shabaab et aux forces de sécurité gouvernementales, à une censure de plus en plus forte et à des arrestations arbitraires, ce qui a contraint huit d’entre eux à fuir le pays.   « Les journalistes somaliens sont assiégés. Ils échappent de peu à l’explosion de voitures piégées, se font tirer dessus, sont frappés et arrêtés de manière arbitraire : ils travaillent dans des conditions effroyables, a déclaré Deprose Muchena, directeur pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnesty International.   « Cette répression contre le droit à la liberté d’expression et la liberté des médias s’exerce en toute impunité : les autorités enquêtent rarement sur ces faits et poursuivent rarement les auteurs présumés d’attaques contre des journalistes. »   Mort sous les balles de la police, victimes des violences d’Al Shabaab

Au moins huit journalistes ont été tués en Somalie depuis l’arrivée à la présidence de Mohamed Abdullahi. Cinq sont morts lors d’attaques menées sans discrimination par Al Shabaab, deux ont été tués par des assaillants non identifiés et un autre a été abattu par un policier fédéral.   Abdirirzak Qassim Iman, 17 ans, cameraman de SBS TV, est mort d’une balle dans la tête tirée par un policier, le 26 juillet 2018, alors qu’il revenait d’une mission dans le quartier de Waberi, à Modagiscio.   Fait rare, le policier, Abdullahi Nur Ahmed, a été déclaré coupable de meurtre. Il a été condamné par contumace à cinq ans de prison et à donner 100 chameaux à la famille du journaliste à titre de compensation. Il se cache à Galmudug et continue d’échapper à la justice.   Deux journalistes, Mohamed Sahal Omar et Hodan Nalayeh, comptaient parmi un groupe de 26 personnes tuées dans une attaque d’Al Shabaab dans un hôtel de Kismaayo en juillet 2019. Awil Dahir Salad, d’Universal TV, a été tué lors d’un attentat à la voiture piégée imputable à Al Shabaab à Mogadiscio, en décembre 2018. Le cameraman indépendant Ali Nur Siyad a été tué dans un attentat au camion piégé, qui a fait plus de 500 victimes à Mogadiscio le 14 octobre 2017. Abdullahi Osman Moalim a succombé le 13 septembre 2017 à ses blessures après un attentat-suicide dans un restaurant à Beledweyne, dans l’État de Hirshabelle.   Ismail Sheikh Khalifa, journaliste de Kalsan TV et défenseur des droits des médias, a miraculeusement survécu à l’explosion de sa voiture piégée alors qu’il repartait de son bureau le 4 décembre 2018. Il est actuellement soigné en Turquie pour des blessures graves.   Assiégés sur tous les fronts

Zakariye Mohamud Timaade, ancien journaliste à Universal TV, a fui le pays en juin 2019, après avoir reçu des menaces émanant d’Al Shabaab et des forces de sécurité gouvernementales pour deux reportages qu’il a produits. Al Shabaab n’avait pas apprécié son reportage en mars 2019 sur la capture de trois de ses membres par les forces de sécurité nationales et l’ont menacé de mort, affirmant qu’il « serait tué avant que les trois hommes d’Al Shabaab ne soient exécutés ».   Zakariye Mohamud Timaade a réalisé un autre reportage en mai 2019 qui a fortement déplu aux responsables des forces de sécurité, car il montrait qu’Al Shabaab était actif à Mogadiscio. Il a été convoqué et interrogé, puis relâché, tout en étant très clairement mis en garde sur le fait qu’il ne devait pas se mêler des« questions de sécurité ». Il a reçu par la suite plusieurs appels de menaces, ce qui l’a contraint à fuir le pays.   « J’avais surtout peur de la NISA (Agence nationale du renseignement et de la sûreté)… Je savais qu’ils voulaient me tuer. À Mogadiscio, vous pouvez vous cacher d’Al Shabaab, mais pas de la NISA. Ils pouvaient facilement venir me cueillir à mon bureau. J’ai décidé de partir », a-t-il expliqué.   Ali Adan Mumin, reporter à Goobjoog Media, a subi de telles atteintes aux droits humains qu’il n’a pas eu d’autre choix que d’arrêter de travailler. Il a été arrêté de manière arbitraire en raison d’une publication sur Facebook en mai 2019. Son affaire a été classée, mais il a été détenu pendant quelques jours de plus sur ordre du tribunal et son compte Facebook a été définitivement supprimé.   Une corruption flagrante

Amnesty International a recueilli des informations faisant état de censure et d’allégations de pots-de-vin versés à des médias par le gouvernement somalien. Des représentants du bureau du président verseraient des pots-de-vin chaque mois à des propriétaires et directeurs de médias pour qu’ils ne publient pas d’articles « défavorables ».   Un ancien directeur de médias a déclaré : « Je recevais un appel téléphonique d’un représentant du bureau du président et je le rencontrais dans un hôtel, afin qu’il me remette l’argent. Il ne m’a jamais autorisé à déposer l’argent sur mon compte bancaire. »   D’après les journalistes interrogés, leurs rédacteurs en chef leur ordonnaient de ne pas écrire d’articles critiques à l’égard de la présidence et du bureau du Premier ministre, pas plus que sur l’insécurité, la corruption et les violations des droits humains.   Amnesty International a recensé quatre cas de journalistes licenciés par leurs employeurs pour n’avoir pas obéi aux ordres de censure.   « La quête d’une image positive conduit les autorités en Somalie à adopter des méthodes répressives qui vont à l’encontre des normes internationales relatives aux droits humains. Elles sont pourtant tenues de respecter les droits à la liberté d’expression et d’information, et la liberté de la presse », a déclaré Deprose Muchena.   Harcèlement sur les réseaux sociaux

La censure endémique contraint de nombreux journalistes à se tourner vers les réseaux sociaux pour exprimer leurs opinions, mais les autorités ont créé des équipes spécialisées qui surveillent et rendent compte des publications critiques.   D’après les journalistes interrogés, les représentants du gouvernement les appelaient fréquemment et les menaçaient de terribles conséquences s’ils refusaient de supprimer des contenus critiques de leurs comptes personnels sur les réseaux sociaux.   Un journaliste a été forcé de démissionner pour avoir soutenu un responsable politique de l’opposition sur sa page Facebook. Il a refusé de modifier son opinion, malgré les pressions exercées par les membres du personnel du bureau de la présidence, qui ont même contacté l’un de ses anciens professeurs d’université pour le persuader d’abandonner complètement le journalisme.   En outre, Amnesty International a recensé 16 comptes Facebook supprimés définitivement, dont 13 appartenant à des journalistes, entre 2018 et 2019, semble-t-il pour violation des « normes de la communauté » Facebook.   « Facebook doit veiller à ne pas se faire manipuler par les autorités somaliennes dans le but de saper la liberté d’expression, surtout à l’approche des élections prévues cette année. L’entreprise doit renforcer le principe de diligence requise lorsqu’elle enquête sur des violations présumées des normes de la communauté Facebook, a déclaré Deprose Muchena.   « Le président Mohamed Abdullahi doit prendre sans attendre des mesures afin de garantir des investigations rapides, approfondies, indépendante et efficaces sur les très nombreuses allégations de violations des droits humains et d’atteintes à la liberté de la presse. Les auteurs présumés de ces faits doivent être jugés dans le cadre de procès équitables. »