Alors que la population en Syrie commémore le premier anniversaire de la chute du gouvernement de l’ancien président Bachar el Assad, Amnesty International réaffirme l’urgence pour les nouveaux dirigeants du pays de rompre avec le passé et de s’engager à rendre justice, à faire éclater la vérité et à accorder des réparations, tout en garantissant les droits humains pour toutes et tous.
Au cours de cette année, les décennies de répression et de violations systématiques des droits humains perpétrées sous le régime de Bachar el Assad ont continué d’affecter profondément le pays ; les victimes attendent toujours que leurs droits à la vérité, à la justice et à des réparations soient respectés. Le nouveau gouvernement, dirigé par le président Ahmad al Charaa et formé le 29 mars 2025, s’est engagé à rompre avec cet héritage et a pris certaines mesures en faveur de la justice et de l’obligation de rendre des comptes ; toutefois, le chemin est encore long.
La réponse du nouveau gouvernement aux crimes du passé, mais aussi aux graves violations commises depuis son accession au pouvoir, notamment les massacres interconfessionnels dans les régions côtières et du sud de la Syrie, sera un test décisif de son engagement en faveur de la justice et de l’obligation de rendre des comptes. Des groupes armés opposés au gouvernement se sont également livrés à de graves exactions, notamment des homicides illégaux, des enlèvements et l’incendie de maisons.
« Lors d’un récent séjour en Syrie, des victimes, des familles de victimes et des organisations locales ont exprimé leur soif de vérité et de justice face aux violations passées et présentes. Les défis sont nombreux et la tâche immense, mais nous avons pu constater l’énergie, les efforts et la détermination de celles et ceux qui souhaitent œuvrer ensemble à la construction d’une nouvelle Syrie respectueuse des droits : des mères et des épouses réunies pour exiger des réponses quant à la disparition de leurs fils et de leurs maris, aux survivant·e·s des récents massacres qui ont témoigné de ce qui s’est passé dans leurs communautés, en passant par les acteurs de la société civile et tous ceux qui ont rejoint les commissions nationales afin de faire éclater la vérité, d’obtenir justice et des réparations, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
« Les autorités doivent agir avec détermination en vue de de bâtir un avenir respectueux des droits pour les Syrien·ne·s qui ont déjà tant souffert. Le gouvernement doit se conformer strictement aux normes internationales relatives aux droits humains, notamment en matière de droit à une procédure régulière, y compris pour les auteurs présumés de crimes passés et présents. Il doit adopter une politique de tolérance zéro vis-à-vis de toute nouvelle violation afin d’éviter de renouer avec les vieux cycles de l’impunité dont bénéficient les responsables d’atrocités. Enfin, il doit renforcer la protection de l’espace permettant à la société civile de contribuer de manière indépendante à cette transition et rompre avec les atteintes perpétrées sous le régime de Bachar el Assad. »
Justice pour les crimes commis par le passé
Le nouveau gouvernement doit accorder la priorité au fait de remédier aux violations commises sous le régime de Bachar el Assad, qui ont touché des centaines de milliers de personnes en Syrie, victimes de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre : meurtres et autres homicides illégaux, arrestations arbitraires, actes de torture et mauvais traitements, ainsi que disparitions forcées.
Entre 2011 et 2024, on estime que plus de 100 000 personnes ont « disparu » en Syrie. Il s’agit pour la vaste majorité de disparitions forcées imputables au gouvernement de Bachar el Assad : elles se sont volatilisées dans son tristement célèbre réseau de lieux de détention. Mais des milliers d’autres ont aussi été enlevées par des groupes armés d’opposition.
Au cours des 10 dernières années, les victimes et les familles des victimes se sont organisées en associations, coalitions et organisations pour exiger que le sort de leurs proches soit révélé, que les responsables soient traduits en justice et que des réparations soient accordées. Lors d’un événement public organisé le 28 novembre au Musée national syrien par Amnesty International et le Musée des prisons syriennes, des familles de disparus ont témoigné de leur incapacité à faire pleinement leur deuil, faute de pouvoir exercer leurs droits à la vérité et à la justice. Elles ont exprimé leur désarroi face aux anciens criminels présumés qui se déplacent en toute liberté, aux rares informations concernant le statut juridique des disparus, aux retards dans l’établissement de la vérité sur ce qu’il est advenu de leurs proches, et aux difficultés financières qui perdurent.
Depuis sa mise en place fin mars, le gouvernement syrien a franchi des étapes importantes vers la vérité, la justice et la réparation. En mai, le président a mis sur pied par décret deux organes nationaux : la Commission nationale pour les personnes disparues et victimes de disparitions forcées, chargée de créer une base de données nationale sur les disparus, de déterminer leur sort et de soutenir les familles ; et la Commission nationale pour la justice transitionnelle (CNJT), chargée d’élaborer des stratégies nationales pour la recherche de la vérité, la responsabilité pénale, les réparations, les garanties de non-répétition, la commémoration, la réconciliation et la consolidation de la paix.
En novembre, la Commission nationale pour la justice transitionnelle a confirmé à Amnesty International que la loi relative à la justice transitionnelle en cours d’élaboration allait lui permettre de traiter les exactions commises par toutes les parties au conflit, y compris l’ancien gouvernement de Bachar el Assad et les groupes armés d’opposition. Elle a ajouté que le projet de loi inclurait les crimes de droit international non encore inscrits dans le Code pénal syrien et serait examiné par un groupe de travail composé de 25 organisations de la société civile.
« Au regard de l’ampleur, de la gravité et du caractère généralisé des crimes passés, les procédures d’obligation de rendre des comptes vont prendre du temps. Afin d’instaurer et de maintenir la confiance, les commissions doivent mettre en œuvre des procédures inclusives et transparentes, assurer une communication et une consultation régulières, garantir un accès égal aux victimes de tous les camps du conflit syrien et reconnaître le rôle crucial et complémentaire des organisations de la société civile, a déclaré Agnès Callamard.
« Il est du devoir de la communauté internationale de soutenir la justice transitionnelle et, plus généralement, un avenir fondé sur le respect des droits fondamentaux. Une approche attentiste ne permettra pas d’assurer que la transition en Syrie apporte respect des droits et sécurité au peuple syrien. La communauté internationale doit appuyer les initiatives de vérité, de justice et de réparation, notamment en apportant des fonds et une expertise technique, en prônant la participation effective des victimes et de la société civile, ainsi que la transparence et l’indépendance de tous les mécanismes chargés de traiter les violations passées et présentes commises par toutes les parties au conflit. »
Depuis un an, plusieurs auteurs présumés de graves violations commises sous le précédent gouvernement ont été interpellés. Cinq dossiers concernant des suspects de haut rang ont été déférés devant la justice. Le ministre de la Justice, Mazhar al Wais, a annoncé le 26 novembre qu’une centaine de personnes soupçonnées d’être impliquées étaient actuellement détenues et qu’il escomptait de nouveaux développements en matière de responsabilisation dans les semaines à venir, précisant que ses services avaient commencé à recevoir les dossiers du ministère de l’Intérieur.
Justice et obligation de rendre des comptes pour les crimes récents
La réponse du nouveau gouvernement aux crimes du passé, mais aussi aux graves violations perpétrées depuis son accession au pouvoir, notamment les massacres imputables aux forces de sécurité gouvernementales et aux forces qui leur sont affiliées dans les régions côtières en mars et dans la province méridionale de Soueïda en juillet, sera un test décisif de son engagement en faveur de la justice et de l’obligation de rendre des comptes pour tous les Syriens.
Amnesty International a recensé des homicides illégaux et des exécutions extrajudiciaires de membres de la minorité alaouite et de la communauté druze perpétrés par les forces gouvernementales, les forces soutenues par le gouvernement et les milices. Des groupes armés druzes et des combattants de tribus bédouines ont également commis de graves exactions dans le gouvernorat de Soueïda, notamment des enlèvements, des homicides illégaux et l’incendie de maisons.
En mars, le président a mis en place une commission d’établissement des faits chargée d’enquêter sur les massacres perpétrés dans les régions côtières. En juillet, elle a publié un résumé de ses conclusions, indiquant avoir dressé la liste d’environ 500 responsables présumés. Toutefois, à ce jour, les conclusions et le rapport complet de la commission n’ont toujours pas été publiés.
Le 18 novembre, s’est ouvert le procès public de 14 personnes accusées de violations des droits humains lors des massacres perpétrés dans la région côtière. Selon le ministre de la Justice, 80 autres suspects, identifiés dans le rapport de la commission d’enquête, se trouvaient en détention provisoire dans l’attente de leur procès.
Si les enquêtes, les arrestations et les procès sont une étape nécessaire vers la vérité et la justice, elles ne sauraient suffire. Les autorités doivent mettre en place un système de contrôle afin que, durant l’enquête, les membres des forces de sécurité et des groupes affiliés soupçonnés d’implication dans de graves violations ne soient pas maintenus ni placés à des postes où ils pourraient réitérer ce type d’agissements.
En réaction aux massacres de Soueïda, le ministère de la Justice a mis sur pied une commission d’enquête. Le ministre a récemment prolongé son mandat de trois mois et indiqué à Amnesty International que les conclusions de l’enquête devraient être rendues publiques.
« Le gouvernement a fait un pas dans la bonne direction en reconnaissant ces atrocités. En vue de rétablir la confiance entre les autorités et les communautés minoritaires et d’instaurer un ordre fondé sur les droits, il doit aussi entreprendre des réformes en matière de droits humains, notamment au sein du secteur de la sécurité, veiller à ce que les auteurs présumés de ces crimes soient démis de leurs fonctions et jugés dans le cadre de procès équitables, que la vérité soit établie et rendue publique, et que les victimes et leurs familles reçoivent des réparations effectives, incluant des garanties de non-répétition, a déclaré Agnès Callamard.
« Les procès doivent respecter les normes internationales d’équité : il faut notamment garantir aux accusés la possibilité de consulter un avocat et de communiquer avec leur famille, enquêter de façon approfondie sur toute allégation de torture ou de mauvais traitements, et exclure la peine de mort. »
Espace civique
L’une des principales avancées de l’année écoulée est l’essor de l’espace civique dans de nombreuses régions de Syrie, y compris dans les zones contrôlées par l’ancien gouvernement, grâce à l’organisation de la société civile syrienne en ONG enregistrées ou en associations informelles.
Cependant, les organisations de la société civile pointent des difficultés : il faut des permissions préalables pour organiser une manifestation publique et les démarches pour les obtenir ne sont ni claires ni cohérentes, notamment d’un gouvernorat à l’autre.
Conformément au droit international relatif aux droits humains et aux normes en matière de liberté d’association et de réunion pacifique, les autorités doivent éviter d’exiger ce type d’autorisation préalable pour les activités légitimes qu’organisent les associations (réunions, événements publics ou rassemblements).
Outre les efforts déployés par l’État, les donateurs doivent financer l’éclosion d’un écosystème solide et dynamique fait d’initiatives indépendantes portées par les victimes, les associations de familles, les militant·e·s, les défenseur·e·s des droits et les organisations de la société civile, qui recensent, dénoncent ou surveillent les violations, viennent en aide aux victimes et portent des revendications.
« Il faut protéger cet espace civique naissant et garantir un environnement propice à l’épanouissement et au développement de la société civile. Ainsi, il convient de renoncer à des obligations injustifiées concernant la validation de rassemblements pacifiques, qui risquent de porter atteinte au droit à la liberté de réunion pacifique. Les organisations de la société civile sont des acteurs essentiels d’une transition réussie en Syrie et doivent avoir la certitude qu’elles pourront mener à bien leur mission vitale en toute sécurité et en toute indépendance », a déclaré Agnès Callamard.
