Publié en portugais sur Contacto (As mulheres que o paraíso maltrata). Ce texte a été traduit dans le cadre de l’Amnesty Mediepräis 2022.
PAR RICARDO J. RODRIGUES / 03.03.2021
Traduction : Alexandra Neves
Elles sont victimes de violences domestiques, de travail forcé, d’exploitation sexuelle. Elles ont signalé leurs abus aux autorités, mais elles ont le sentiment que le système luxembourgeois les a abandonnées. Les chiffres de la traite des êtres humains augmentent avec la pandémie et l’ONU a récemment condamné le pays pour ne pas avoir protégé correctement les victimes. Ce sont des histoires que nous ne devrions pas avoir à raconter.
Chronique d’une perte
Gisela ne s’appelle pas Gisela. Aucune des femmes figurant dans ce reportage ne répondra par son vrai nom, car cela pourrait les exposer et les mettre en danger. Mais leurs histoires sont aussi dures qu’elles sont réelles. Cette femme est brésilienne, âgée de 30 ans, elle est arrivée au Luxembourg il y a 12 ans. Il y a quelques jours, elle s’est présentée à l’Association de Soutien aux Travailleurs Immigrés (ASTI) pour demander une aide alimentaire. Depuis le début de la pandémie, l’ASTI a développé un programme d’assistance aux travailleur·euse·s sans papiers, leur fournissant des coupons pour s’approvisionner en nourriture dans les supermarchés sociaux. Gisela est apparue pour la première fois la semaine dernière.
Lorsqu’elle est arrivée en Europe, elle a rencontré un Portugais dont elle est tombée immédiatement amoureuse, dit-elle. « Nous sommes allés vivre ensemble après quelques semaines et je suis tombée enceinte tout de suite. Ça semblait être un rêve, venir en Europe, tomber amoureuse, fonder une famille. » À l’époque, elle faisait la plonge dans le garde-manger d’un restaurant. Elle travaillait au noir, mais son idée était d’apprendre le français et de régulariser sa situation.
« La violence a commencé quand le premier bébé est né. D’abord, il y a eu les insultes. Il disait que j’étais grosse, que je ne valais rien, que je n’étais pas bonne pour être sa femme. Le lendemain, il s’excusait et j’avais de la peine pour lui. J’ai mis longtemps à réaliser que ce n’était pas de l’amour, mais une maladie », dit-elle, ses mains s’entrelaçant l’une dans l’autre.
« La pandémie fait apparaître des situations qui étaient cachées », prévient Jessica Lopes, qui, en plus d’assister cette association, est une des responsables de la plateforme JIF (Journée internationale des femmes), qui organise la Marche des Femmes du 8 mars. « Nous avons des gens qui arrivent ici en demandant de la nourriture et en fait ce n’est pas seulement la faim qu’ils ressentent, c’est l’abandon total. » Dans la plupart des cas, il s’agit de femmes, originaires de pays non-membres de l’UE, sans papiers. Avant la crise sanitaire, elles travaillaient au noir dans des cafés ou des entreprises de nettoyage, mais les restrictions les ont laissées sans salaire ni possibilité de payer les factures. « Ce sont généralement les cas qui finissent ici. »
Le problème, c’est que lorsque ces personnes décident enfin de signaler les abus aux autorités, elles deviennent souvent doublement victimes – de l’agresseur et de l’État.
Marta Correia Ventura, Présidente de The Insight Project
Derrière les difficultés se cachent souvent des histoires de violations des droits humains. « Il y a des cas de violence domestique, de travail forcé ou d’esclavage sexuel qui, à ces moments-là, sont poussés à bout et font exploser les gens », explique Marta Correia Ventura, avocate spécialisée dans les droits humains et présidente de The Insight Project, une association qui lutte contre la traite des êtres humains au Luxembourg. « Le problème est que lorsque ces personnes se décident enfin à signaler les abus aux autorités, elles deviennent souvent doublement victimes – de l’agresseur et de l’État. »
Bien que la ministre de l’égalité, Taina Bofferding, ait déclaré cette semaine dans une interview accordée à ce journal qu’« au Luxembourg, il existe de nombreux programmes et services de soutien » pour les victimes, la vérité est qu’un rapport de l’ONU, daté de juin dernier, s’en prend aux politiques nationales de protection des victimes. Le « Rapport sur la traite des personnes » indique que, dans l’ensemble, le pays satisfait aux exigences minimales en matière de protection. Mais le rapport met en garde contre les peines trop légères infligées aux abuseurs et contre l’absence de mécanismes de protection des victimes alors que les abuseurs sont en liberté. « Nous devons revoir les lois et sensibiliser les figures d’autorité au fait qu’il existe de graves problèmes dans ce pays », déclare Marta Correia Ventura. Jessica Lopes est sur la même longueur d’onde : « Les problèmes sont de plus en plus nombreux. On ne peut plus dire que tout va bien au Luxembourg. »
Gisela ne compte plus les fois où elle a demandé à son partenaire de s’engager envers elle, d’enregistrer leur partenariat (PACS). Elle était dans une situation illégale sans aucune nécessité, après tout, elle partageait sa vie avec un citoyen de l’UE. « Il disait qu’il allait s’en occuper, oui, mais il ne l’a jamais fait. Il n’est même pas allé enregistrer les enfants comme étant les siens. Le seul document que j’avais d’eux était le certificat de naissance de l’hôpital. »
Ils ont eu trois enfants – qui ont maintenant 11, 8 et 3 ans. « Petit à petit, j’ai arrêté de travailler, il ne voulait pas que j’aie des contacts avec d’autres personnes, il était jaloux. Mais comme il ne me donnait de l’argent que pour la nourriture, je faisais des ménages en cachette, pour pouvoir donner un peu de confort à mes enfants. » Sans ces petits boulots, je ne pourrais même pas leur acheter les choses les plus basiques : un sac à dos, une trousse à stylos, un gâteau pour leur anniversaire.
Gisela a toujours essayé de protester. Les certificats de naissance permettaient aux enfants d’accéder au système éducatif, mais ne garantissaient aucune légalité à la famille. « Quand je disais quelque chose, il me répondait que si je déposais une plainte au Luxembourg, il garderait les enfants et je serais expulsée au Brésil. Alors je supportais ça », dit-elle. « J’ai enduré plus de dix ans d’insultes, quelques gifles et une humiliation constante. Mais je ne pouvais rien y faire. La perspective de perdre mes enfants était bien pire. »
Les choses ont empiré avec la pandémie. Lui, qui travaillait dans la construction, se retrouvait maintenant avec ses jours de congé. « Nous n’avions même plus d’argent pour manger. En mai, je n’en pouvais plus et je suis allée voir l’assistante sociale de la commune. J’avais besoin d’aide. » Gisela ne voulait pas tout dire, mais petit à petit, elle s’est ouverte. Et un jour, elle a décidé de se battre.
J’ai déposé une plainte parce que je ne pouvais plus supporter les abus. À cause de cela, j’ai perdu mes enfants. J’aurais pu aussi bien me taire.
Gisela
« Il y a eu une nuit en juillet où mon partenaire est rentré ivre à la maison et a commencé à m’insulter devant les enfants. Mon fils aîné a essayé de me défendre et il a fini par le battre. Le lendemain matin, j’ai pris les enfants et suis allée avec eux chez l’assistante sociale. Elle m’a conseillé de déposer une plainte, pour résoudre ce problème une fois pour toutes. Mais j’avais peur, et ce jour-là, je suis rentrée chez moi. » En octobre, la scène s’est répétée : « C’est alors que j’ai finalement porté plainte auprès de la police », dit-elle.
L’assistante sociale a essayé de lui trouver une place dans un refuge, mais il n’y avait pas de place libre. Comme elle ne pouvait pas non plus rentrer chez elle, elle s’est installée dans l’appartement d’amis brésiliens qui vivaient à Esch-sur-Alzette – et qui étaient venus du Brésil en même temps qu’elle. Avec leur aide, elle a essayé de trouver des petits boulots de nettoyage et de repassage de vêtements au noir. La vie devait changer. Son objectif est désormais unique : trouver du travail et se régulariser. Mais comment le faire pendant une pandémie ?
Il y a une semaine, Gisela a reçu une lettre du service d’immigration luxembourgeois. C’est au même moment qu’elle a décidé de demander une aide alimentaire à ASTI. La correspondante lui a donné un délai pour quitter le pays – avant la fin du mois de mars, Gisela doit quitter le Luxembourg. Le père des enfants a été contacté par la police, il a promis de régulariser la situation des enfants qui resteront donc sous sa garde, car ils ont droit à la nationalité européenne. Et maintenant, elle pense simplement qu’elle n’aurait jamais dû soulever l’affaire, qu’elle n’aurait jamais dû porter plainte, qu’elle aurait aussi bien pu supporter les abus. « Je voulais juste un peu de dignité », dit-elle, avant de fondre en larmes.
Le cercle vicieux
Dans le centre de la capitale se trouve un bureau qui sert à la fois de siège à COTEH, le service d’assistance aux victimes de la traite des êtres humains, et à SAVTEH, qui héberge l’organisation Femmes en Détresse. Les installations ne sont pas identifiées publiquement, et elles ne seront pas révélées dans ce reportage. L’assistante sociale et la psychologue qui travaillent ici ne veulent pas non plus être identifiées. « Nous pouvons être suivies par un agresseur qui peut alors s’en prendre à ceux qui ont déjà subi des mauvais traitements », expliquent-elles.
Ces organisations ont été créées en 2009 pour soutenir les victimes des réseaux de traite des êtres humains, à la suite de l’introduction de lois spécifiques dans le code civil luxembourgeois. Les cas leur parviennent par l’intermédiaire de la police, des inspecteurs du travail ou des assistantes sociales. Entre 2014 et 2018, 70 personnes ont été identifiées comme victimes de la traite des êtres humains au Grand-Duché, révèle un rapport de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC). Parmi eux, 46 étaient des femmes. Mais l’étude, qui a été dévoilée en février de cette année, prévient que les chiffres sont en augmentation. Et que cette tendance s’accentue avec la pandémie.
Dans les 50 cas que j’ai suivis depuis que je suis ici, pas un seul agresseur n’a été condamné à un seul jour de prison. Cela rend les victimes encore plus victimes.
Assistante sociale à Femmes en Détresse
« Les choses sont généralement plus mauvaises pour les femmes, et le temps de récupération est également plus long », explique le psychologue de COTEH. « L’un des grands problèmes est qu’elles doivent faire un rapport à la police et que l’agresseur sait qu’elles l’ont fait. Cela amène un grand nombre de victimes à se retenir. » L’assistante sociale de Femmes en Détresse l’interrompt et donne une vue plus large du problème : « Même les personnes qui se présentent peuvent passer par un processus très frustrant. Dans les 50 affaires que j’ai suivies depuis que je suis ici, aucun agresseur n’a été condamné à un seul jour de prison. Cela rend les victimes encore plus victimes. »
Mahalia a 55 ans et est philippine. Elle vivait dans la maison de sa sœur à Manille et travaillait comme employée domestique. « Je gagnais 50 euros par mois. Lorsque ma fille a atteint le stade de l’entrée à l’université, j’ai compris que je devais trouver un autre emploi », dit-elle aujourd’hui. Il y a six ans, elle a rencontré un couple vivant au Luxembourg qui avait besoin d’une nounou pour leur bébé – qui souffrait d’autisme. « Ils m’ont promis 300 euros par mois, ce qui était très bien pour moi. Ils me donneraient un toit et de la nourriture. C’était la façon qui me permettait d’envoyer de l’argent aux Philippines. »
Pendant les deux premières années, elle a parcouru le monde. Elle a passé des périodes de trois mois au Luxembourg et trois autres à la maison. « La première fois, j’ai effectivement été payée 300 euros, mais pour les trois mois. La deuxième fois, c’était 200, puis 100. J’allais et venais avec des visas de tourisme. A la fin de ces deux ans, ils ne m’ont plus rien payé. Lorsque mon passeport a expiré, ils m’ont demandé de le garder en me promettant qu’ils s’occuperaient de mes documents. Je ne l’ai jamais revu. »
Le patron était hollandais, la patronne était philippino-hollandaise. Mahalia se plaint surtout d’elle. « Elle m’insultait toujours et disait que je faisais tout de travers. Elle me giflait constamment, me crachait parfois dessus. Si je me mettais à pleurer, elle remplissait l’évier d’eau et me plongeait la tête dedans, en m’attrapant par les cheveux. Elle a dit que c’était pour que j’essuie les larmes. »
Elle pleurait de plus en plus, d’épuisement et de peur. « Je devais me lever à quatre heures du matin pour laver à la main les tricots et les soies de la patronne. Ensuite, je préparais le petit-déjeuner pour tout le monde, je l’accompagnais pour emmener l’enfant à l’école et faire les courses. Elle ne me laissait jamais sortir seule, alors je n’ai jamais appris à prendre le bus. J’ai souvent pensé à aller voir la police, mais comment y aller ? »
Les journées se terminaient à 23 heures, c’était l’heure à laquelle elle devait masser les pieds de la patronne. « Si elle n’aimait pas le massage, elle me donnait des coups de pied. Une fois, elle m’a laissé des bleus sur tout le visage et j’ai été enfermée dans la maison pendant une semaine », raconte-t-elle. Elle ne parlait à sa famille que sous la supervision de ses employeurs, qui lui ont ouvert un compte Facebook. « Je n’avais pas accès au mot de passe. C’est elle qui a écrit à ma sœur et à ma fille, en se faisant passer pour moi. Elle disait que tout allait bien et expliquait qu’elle ne pouvait pas envoyer d’argent, comme si c’était moi qui parlais. »
Si je me mettais à pleurer, elle remplissait l’évier d’eau et me plongeait la tête dedans, en m’attrapant par les cheveux. Elle a dit que c’était pour que j’essuie les larmes.
Mahalia
Elle est restée ainsi pendant près de deux ans, jusqu’au jour où la patronne a quitté la maison et a oublié son téléphone portable sur la table. « J’ai envoyé un très long message à ma sœur pour lui expliquer ce qui se passait. Je n’ai pas eu de réponse, mais une semaine plus tard, la police est venue frapper à la porte de la maison. Ma sœur avait prévenu une de nos cousines vivant en Allemagne et elle avait prévenu les autorités. » C’était le 12 juillet 2017. Quand ils l’ont emmenée au poste de police, elle pensait qu’elle allait dormir en prison. « Et ce qui est étrange, c’est que cette idée ressemblait à la liberté pour moi. »
Mahalia appelle les officiers de la police judiciaire : « ses héros », après tout, ce sont eux qui l’ont sauvée. Mais lorsque la discussion arrive à la barre de la Justice, le discours change : « J’ai été placée dans un foyer d’accueil pour les victimes de la traite des êtres humains et j’ai commencé à apprendre le français, j’ai appris à prendre le bus, à être à nouveau une personne. Lorsque le procureur a décidé que mes employeurs devaient être jugés au tribunal, j’étais heureuse, car je ne pense pas qu’un être humain ait le droit de traiter un autre comme ça. »
L’enquête a été longue et le dossier n’a pas avancé avant 2020. « C’était l’un des rares cas où tous les signes de la traite des êtres humains étaient réunis, et nous avons tous cru que nous verrions une condamnation exemplaire », déclare l’assistante sociale de Femmes en Détresse. « La police, les avocats, le procureur et même nous, n’avions aucun doute sur le fait que c’était encore plus qu’une traite, c’était de la torture. » Mais ce n’est pas ce que le juge a compris. En octobre de l’année dernière, et après le dépôt d’un recours, les employeurs de Mahalia ont été condamnés à une amende de 2 000 euros pour avoir omis de déclarer les rabais de la Philippine. Et rien de plus.
Bien que le gouvernement satisfasse aux critères minimaux, le nombre de poursuites a diminué et les tribunaux continuent de suspendre les arrestations effectives des criminels condamnés, ce qui crée des problèmes potentiels de sécurité pour les victimes et sape tout effet dissuasif.
Rapport de l'ONU sur la traite des êtres humains 2020
« Malgré le fait que des peines de 10 à 15 ans de prison soient prévues pour la traite des êtres humains, la loi luxembourgeoise n’accepte pas l’usage de la force, la fraude ou de la coercition comme facteurs déterminants de l’abus, mais seulement comme facteurs aggravants. Ce qui n’a aucun sens, car ce sont précisément les facteurs qui sous-tendent toute situation de traite des êtres humains », déplore Marta Correia Ventura, avocate de The Insight Project. Le rapport que l’ONU a publié en juin de l’année dernière appelle le Luxembourg à modifier d’urgence cette loi et prévient : « Bien que le gouvernement satisfasse aux critères minimaux, le nombre de poursuites a diminué et les tribunaux continuent de suspendre les arrestations effectives des délinquants condamnés, ce qui crée des problèmes potentiels de sécurité pour les victimes et sape tout effet dissuasif. »
Après la sentence, Mahalia n’a plus de doutes : « Je quitte le pays. » Elle a obtenu ses papiers de permis de séjour et a même trouvé un emploi de gardienne d’enfants, ce qu’elle aime faire le plus. « Mais le Luxembourg est trop petit. Le risque de croiser mes anciens employeurs dans la rue est grand. Et ils se moqueront de moi, ils m’humilieront une fois de plus, parce qu’ils ont ruiné ma vie et n’ont reçu aucune représaille. Je ne peux pas vivre comme ça. »
La danse de la culpabilité
Jeudi dernier, 25 février, The Insight Project a organisé une campagne de sensibilisation contre la traite des êtres humains près du lycée Michel-Rodange dans la capitale. Il y avait une peinture murale simulant une prison, des brochures et des documents, et une cinquantaine de jeunes âgés de 12 à 18 ans ont été approchés pour parler de la question. « Beaucoup d’entre eux ont été surpris que nous parlions de tels cas dans l’un des pays les plus riches du monde. Les gens associent les problèmes de traite à l’Afrique ou à l’Asie, mais ils se rendent rarement compte que des choses se passent aussi en Europe », explique Marta Correia Ventura.
La priorité de Marta était de faire prendre conscience des dangers que courent les adolescents. « Sur les réseaux sociaux, sur Fortnite, ils pourraient parler à des adultes déguisé·e·s, donc ils ne devraient jamais transmettre des données, et encore moins des photos, à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas. » Vous devez leur faire comprendre que ce qui va sur le net y reste pour toujours », déclare le président de The Insight Project. Sur le Vieux Continent, explique-t-elle, l’exploitation sexuelle s’est développée au rythme du développement technologique.
Stéphanie Gardini est assistante sociale chez Médecins du monde, une organisation qui fournit un soutien médical aux personnes sans papiers. Si en 2015, l’association n’a pas donné plus de 532 consultations, l’année dernière, elle a dépassé les 3000, et la tendance est toujours à la hausse. « Avec la pandémie, nous avons commencé à remarquer une forte augmentation du nombre de femmes se tournant vers nous pour demander de l’aide, nous avons donc décidé de créer une consultation spécifique pour elles. » Depuis le 14 janvier, les établissements de l’association proposent des consultations réservées aux femmes les mardis entre 15h et 17h.
« C’est aussi là que nous pouvons détecter beaucoup d’abus et de nombreuses victimes qui parfois ne sont même pas conscientes de l’être », explique Stéphanie. « Ou alors elles ont simplement peur des représailles. » Pour l’assistante sociale, il existe une faille brutale dans le système : « Le Luxembourg est petit, toutes les maisons d’accueil sont sur le territoire national, ce qui permet aux victimes d’être rapidement localisées par leurs agresseurs. Surtout quand ce sont des femmes asservies sexuellement. »
Une nuit, un homme est arrivé dans une belle voiture, je suis allée avec lui. Quand nous sommes rentrés chez lui, il y avait trois autres hommes. J’ai fini à l’hôpital avec mon corps en morceaux. Ils ont perforé mon vagin et mon anus, m’ont brisé le bassin et les côtes et m’ont laissé le visage tout défoncé. Quand ils ont fini, ils m’ont jeté dans la rue et m’ont uriné dessus.
Kaahini
Mais les problèmes commencent souvent plus tôt, dans l’acte de dénonciation lui-même. Prenez le cas de Kaahini. Elle est âgée de 32 ans et est nigériane. Son histoire est longue et commence lorsqu’elle avait 11 ans. « Je vivais dans l’État d’Ondo, qui est musulman et conservateur. Mon père avait deux femmes et il pensait qu’à cet âge, je devais épouser un homme de 40 ans. Mais je voulais étudier, alors je me suis enfuie à Lagos. J’allais travailler chez une amie de ma mère, mais je me suis perdue dans la ville et la toute première nuit, j’ai été violée. »
Elle avait un toit et de la nourriture, mais pas d’argent pour payer ses études. Un jour, alors qu’elle avait 17 ans, la mère de famille a reçu la visite d’une amie nigériane vivant en Grèce. « Elle m’a demandé si je voulais voyager, tenter ma chance en Europe. Elle m’a dit que j’aurais plus de possibilités là-bas. Je lui ai demandé ce que je devais faire et elle m’a répondu que je devais obtenir les documents, ce qui me coûterait 10 000 euros. Puis elle s’occuperait de moi à Athènes. »
La mère de Kaahini a accepté l’idée, en Europe, sa fille pouvait rêver d’une autre vie. Elle a vendu le terrain qu’elle possédait pour faire les papiers de sa fille. Avant de partir, la Nigériane vivant en Grèce l’a emmenée chez une sorcière vaudou : « Elle m’a fait promettre de ne pas m’enfuir et d’accepter tout ce qu’elle disait, sinon ma famille subirait une énorme tragédie. »
Fin 2009, elle prit un vol pour Istanbul. « Il y avait un homme qui m’accompagnait dans l’avion, il a dit qu’il venait pour me garder. Quand nous sommes arrivés, il m’a remise à un autre homme, ce Turc, qui m’a emmenée dans une maison où vivaient sept autres filles. Il m’a dit que pour être là, je devais coucher avec lui. Moi, seule, sans rien comprendre, j’ai accepté. Pendant trois mois, c’était ma vie. »
Un soir, l’homme lui a annoncé qu’il était temps de partir. Il l’a mise dans un bus pour Izmir, et un autre homme l’a emmenée dans un pavillon près de la plage. « Quand la nuit est tombée, ils nous ont dit de courir. J’étais la seule Africaine et la seule femme, je partais pleine de peur car je ne savais pas nager. » Sur la plage les attendait un canot en plastique, qu’ils ont dû remplir avec des pompes sur place. « Nous sommes montés à bord mais juste avant d’atteindre Lesbos, le bateau a commencé à se vider. Je ne savais pas nager mais deux garçons m’ont aidé. Quand on est arrivé à terre, ils m’ont violée devant tout le monde. »
Elle a passé trois semaines dans un camp de réfugiés avant qu’on ne l’enregistre et qu’on lui donne la permission de monter à bord du bateau pour Athènes. Dès qu’elle est descendue du bateau, elle a appelé la femme qu’elle avait rencontrée au Nigeria et on l’a ramenée chez elle. Elle y a vu une vingtaine de belles filles, d’environ son âge. « J’étais si heureuse. J’avais traversé un monde d’épreuves mais j’étais enfin en Europe. Je pensais que nous étions dans un salon de coiffure. Puis j’ai remarqué qu’à la tombée de la nuit, les filles ont commencé à se préparer pour sortir. Et c’est là que j’ai commencé à avoir des soupçons. »
Le lendemain, Madame (c’est ainsi qu’elle appelle sa nouvelle patronne) lui demande son passeport et lui dit qu’elle le lui rendra lorsqu’elle aura payé sa dette. « Elle m’a dit que je lui devais 50 000 euros pour le voyage, plus ce que j’avais accumulé en frais de couchage et de nourriture. » Cette nuit-là, elle l’a envoyée dans la rue pour la première fois, frappant aux coins des rues du quartier Patisia de la capitale grecque. « Il y avait toujours des hommes qui nous surveillaient, à la maison comme dans la rue. Parfois, ils nous maltraitaient aussi. »
Les bonnes nuits, elle louait son corps à 10 ou 15 clients, et empochait quelques bonnes centaines d’euros pour la Madame. « C’était très dangereux parce que parfois des hommes nous ramenaient chez eux et nous battaient. Une nuit, un homme est arrivé dans une belle voiture, je suis allé avec lui. Quand nous sommes rentrés chez lui, il y avait trois autres hommes. J’ai fini à l’hôpital avec mon corps en morceaux. Ils ont perforé mon vagin et mon anus, m’ont brisé le bassin et les côtes et m’ont laissé le visage tout défoncé. Quand ils ont fini, ils m’ont jeté dans la rue et m’ont uriné dessus. »
Elle a enduré trois ans ce quotidien, elle a souvent envisagé le suicide. « En 2014, un client qui m’appréciait beaucoup et me traitait bien a promis de m’aider. Pendant des semaines, il a préparé ma fuite avec des passeurs et une nuit, au lieu de me ramener chez lui, il m’a emmené à Thessalonique, dans le nord du pays. De là, j’ai traversé à pied vers la Serbie, puis vers la Hongrie, et j’ai continué dans une camionnette vers l’Autriche, puis vers l’Allemagne. Trois nuits plus tard, ils m’ont déposé dans une station-service au Luxembourg. »
Elle a immédiatement cherché à savoir où se trouvaient les services d’immigration, mais il était 17 heures et ils étaient fermés. C’est d’ailleurs l’une des critiques que l’ONU et The Insight Project adressent aux services d’aide aux victimes du Grand-Duché : ils ne fonctionnent que pendant les heures de bureau, même la ligne d’assistance téléphonique. On lui a donné les coordonnées d’un refuge à Limpertsberg et elle est allée frapper à la porte. « Sors d’ici, salope », lui a crié le garde.
Le lendemain, elle a eu son premier entretien aux services de l’immigration, au moment où le Luxembourg montait l’opération d’accueil des réfugiés en raison de la guerre en Syrie. « L’enquêteur n’a pas cru à mon histoire, il a dit que j’étais venue pour me prostituer, il m’a fait me déshabiller pour prouver que je n’étais pas enceinte. J’ai eu la chance qu’il décide de transférer mon dossier à la police judiciaire. Et là, finalement, j’ai été bien traitée. »
J’ai passé deux ans au Luxembourg à me battre pour obtenir l’asile parce que j’étais victime d’esclavage sexuel, mais ma demande a été rejetée. Ils m’ont donné le statut de réfugiée, et m’ont expliqué que c’était presque la même chose. C’était la meilleure chose à faire pour protéger le système, personne ne veut admettre les problèmes au paradis.
Kaahini
La police judiciaire dispose d’un bureau spécifique dans le pays pour les victimes de la traite des êtres humains, et les agents sont formés pour ne pas revictimiser ceux qui ont déjà subi des mauvais traitements. « Ce sont eux qui ont fait une demande d’asile en mon nom, ils m’ont dit que j’y avais droit parce que j’avais été victime d’esclavage sexuel. Je me suis battue pour cela pendant deux ans, mais la demande a été rejetée. Ils m’ont accordé le statut de réfugiée et m’ont expliqué qu’à toutes fins utiles, j’aurais les mêmes droits. C’était la meilleure chose à faire pour protéger le système, personne ne veut admettre les problèmes au paradis. »
Kaahini a réussi à reconstruire sa vie au Luxembourg, a appris le français et a trouvé un emploi dans un hôpital – son rêve d’enfant. Maintenant, elle a sa propre maison dans un village de l’ouest du pays, la vie se reconstruit, un jour elle croit qu’elle pourra à nouveau faire confiance aux hommes. Peut-être même avoir des enfants. « Mais quand je me promène dans les rues de la Gare et que je vois d’autres filles nigérianes battre le pavé, je me dis qu’elles sont peut-être dans la même galère que moi. Mais peut-être que si elles demandent de l’aide, ils les traiteront de putes et les feront se sentir encore plus petites qu’elles ne le sont. Toute personne qui a été asservie connaît le risque de parler. Parfois, ça aggrave les choses. »