Le 19 août 2006, avec l’autorisation de la Côte d’Ivoire, le Probo Koala, un cargo affrété par la société britannique de courtage pétrolier Trafigura, a accosté au port d’Abidjan avec à son bord 528 mètres cubes de déchets hautement toxiques. Ces déchets chimiques ont ensuite été déversés dans plusieurs sites de la ville et de ses banlieues, polluant l’air et imprégnant la ville d’une odeur infecte. Ce jour-là, des milliers de personnes se plaignant de nausées, de maux de tête, de vomissements, d’éruptions cutanées et de saignements de nez ont afflué dans les centres de santé. Au moins 17 personnes sont décédées sur le coup et plus de 100 000 ont souffert de problèmes de santé au cours des semaines, des mois et des années qui ont suivi. Des spécialistes de l’environnement ont signalé une grave contamination des eaux souterraines. Les autorités de l’État ont effectué des opérations d’assainissement, mais tous les sites pollués n’ont pas été décontaminés et les personnes vivant dans certaines zones continuent de rencontrer des problèmes de santé à ce jour.

Plusieurs affaires ont été portées devant les tribunaux ivoiriens au sujet de ce désastre. Mais, en 2007, Trafigura a signé un accord avec le gouvernement ivoirien pour se protéger des poursuites judiciaires. Dans cet accord, le gouvernement s’est engagé à ne pas entamer ni poursuivre d’action en justice contre la société ou ses représentants en échange de 95 milliards de francs CFA. Finalement, seule une poignée de familles ont été indemnisées. Très peu de personnes impliquées ont été poursuivies et aucun fonctionnaire n’a jamais eu à rendre de comptes devant la justice pénale pour complicité ou négligence.

En 2016, la LIDHO (Ligue ivoirienne des droits de l’homme), le MIDH (Mouvement ivoirien des droits humains) et la FIDH (Fédération internationale pour les droits humains) ont porté plainte devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples au nom des victimes de cette catastrophe environnementale. Les trois ONG ont demandé à la Cour de constater que le gouvernement ivoirien avait manqué à son obligation de protéger les droits humains dans l’affaire des déchets toxiques du Probo Koala.

Le 5 septembre 2023, la Cour a rendu son arrêt et jugé que la Côte d’Ivoire avait effectivement violé les droits à la vie, à la santé et à un environnement satisfaisant[1] de toutes les personnes touchées par le déversement de déchets toxiques. Les juges ont expliqué que la protection du droit à la vie comprend le devoir de prévention et de dissuasion des États en vue d’empêcher les entreprises d’engendrer des risques pour la vie des personnes. La Cour a estimé que la Côte d’Ivoire savait que la cargaison du Probo Koala était constituée de déchets toxiques mais qu’elle n’avait pas veillé à ce que ces déchets soient traités en toute sécurité, et qu’une fois le déversement effectué, elle n’avait pas non plus pris toutes les mesures nécessaires pour limiter les dommages causés à la vie humaine et à l’environnement. La Cour a également jugé que l’État n’avait pas veillé à ce que les personnes touchées par la catastrophe aient pleinement accès à des soins de santé de qualité et qu’il n’avait pas démontré qu’il avait nettoyé efficacement et rapidement les sites pollués.

La Cour a par ailleurs conclu que la Côte d’Ivoire avait violé les droits des personnes à l’information et à un recours effectif[2]. Elle a constaté que l’État avait certes pris certaines mesures pour informer la population des dangers entourant les sites contaminés, mais qu’il n’avait jamais informé le public des conséquences à long terme des déchets toxiques, de la composition exacte de ces déchets, ni du nombre de personnes décédées à moyen et à long terme, entre autres. La Cour a également jugé que la signature d’un accord entre l’État et Trafigura avait créé un régime d’impunité. Elle a souligné que, dans une affaire d’une telle ampleur, les autorités nationales avaient l’obligation d’enquêter, d’examiner les cas de toutes les victimes et, le cas échéant, de leur accorder des réparations, quel que soit le nombre de victimes ayant porté plainte.

La Cour a donc ordonné à la Côte d’Ivoire de veiller à ce que les victimes bénéficient d’une assistance médicale et psychologique dans un délai de six mois. Elle lui a enjoint d’entreprendre des réformes législatives et réglementaires dans un délai d’un an pour interdire l’importation et le déversement de déchets dangereux sur son territoire et pour garantir la responsabilité des personnes morales en ce qui concerne les actes relatifs à l’environnement et à la manipulation de déchets toxiques. Elle lui a également demandé d’organiser des programmes de formation pour les fonctionnaires concernés et dans les universités en vue de sensibiliser le public à la protection des droits humains et de l’environnement.

La Cour a par ailleurs ordonné à la Côte d’Ivoire de procéder à un recensement national général et actualisé des victimes et de soumettre, dans un délai de six mois, un rapport public transparent sur l’utilisation des fonds alloués par Trafigura. Les juges ont également enjoint à la Côte d’Ivoire d’ouvrir une enquête indépendante et impartiale afin de poursuivre les responsables présumés de la catastrophe, et de créer un fonds d’indemnisation pour les victimes dans un délai d’un an.

C’est la première fois que la Cour africaine examine une affaire liée au droit à un environnement sain. Cette décision constitue un précédent très important et établit clairement que les États africains seront tenus pour responsables s’ils ne préviennent pas et ne punissent pas les atteintes aux droits humains commises par des entreprises.


[1] Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, articles 4, 16 et 24, respectivement.

[2] Ibid., articles 9 et 7, respectivement.

Génocide à Gaza

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