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Qatar. Longtemps retardée, la réforme du système de parrainage doit être l’une des grandes priorités du gouvernement du Qatar, alors que l’OIT lance officiellement son projet en faveur des travailleurs migrants

Le Qatar doit tenir la promesse qu’il a faite de mettre un terme aux atteintes aux droits des migrants et annoncer un calendrier de réformes de fond de son système de parrainage, a déclaré Amnesty International en réaction à l’ouverture par l’Organisation internationale du travail (OIT) d’un bureau à Doha le dimanche 29 avril.

Le 26 octobre 2017, le Qatar a signé un accord qui prévoit un programme sur trois ans portant sur une coopération technique avec l’OIT, s’engageant « à mettre ses lois et ses pratiques en conformité avec les normes internationales du travail et les principes et droits fondamentaux au travail ». Cet accord couvre cinq axes de travail ; la réforme du système de parrainage, l’accès à la justice, la « voix des travailleurs », la santé et la sécurité, et la rémunération et l’embauche.

Amnesty International espère que le projet de l’OIT, s’il est intégralement mis en œuvre, sans être ni édulcoré ni retardé, sera vraiment l’occasion de mettre fin à l’exploitation chronique de la main-d’œuvre au Qatar. Toutefois, le gouvernement du Qatar doit encore préciser les modalités et le calendrier de l’application des engagements qu’il a pris en faveur d’une réforme de fond du système de parrainage.

Six mois après la signature de l’accord, Amnesty International appelle le Qatar à publier de toute urgence un plan d’action solide et effectif, destiné à éliminer les restrictions abusives qui permettent aux employeurs de maintenir les travailleurs migrants en situation d’exploitation. Ce plan doit clairement établir un calendrier, avec des objectifs concrets et des échéances précises.

Il doit au minimum prévoir de mettre fin au contrôle exercé par l’employeur sur le droit des travailleurs migrants à quitter le pays et à changer d’emploi. Il doit également prévoir de dépénaliser le fait, pour un travailleur, de quitter son travail sans l’autorisation de son employeur (délit de « fuite »). Un travailleur qui prend ainsi « la fuite » peut actuellement être arrêté et expulsé s’il est dénoncé par son employeur.

Des progrès à confirmer, mais toujours un besoin urgent de s’en prendre aux causes des abus et d’améliorer les mécanismes destinés à y remédier

Depuis la signature de l’accord passé avec l’OIT, en octobre 2017, le ministère qatarien du Développement administratif, du Travail et des Affaires sociales a pris un certain nombre d’initiatives destinées à régler certains des problèmes rencontrés par les travailleurs migrants.

Trois Commissions de résolution des litiges du travail, présidées par des magistrats, ont été mises en place le 18 mars 2018, avec pour mission d’améliorer l’accès à la justice en réglant les conflits du travail dans les trois semaines suivant le dépôt de plainte par un travailleur migrant.

Des représentants des pouvoirs publics ont confirmé à Amnesty International que les travailleurs domestiques pourront porter plainte auprès de ces commissions. Ils ont également affirmé que le système précédent de justice du travail, dont étaient exclus les travailleurs domestiques et qui imposait fréquemment une longue attente et des frais importants et arbitraires aux plaignants, avait été aboli.

Le gouvernement s’est engagé en octobre 2017, dans le cadre de l’accord conclu avec l’OIT, à étendre le dispositif de Protection des salaires, qui rend obligatoire le versement de toute rémunération par virement électronique. Adopté en novembre 2015, ce système visait à réduire le nombre de plaintes déposées par les employés concernant le paiement de leur salaire.

Le gouvernement a annoncé à peu près au même moment son projet de mise en place d’un Fonds de soutien aux travailleurs. Ce fonds, qui n’est pas encore opérationnel, servira à payer les travailleurs qui auront eu gain de cause devant les Commissions de résolution des litiges du travail, sans toutefois parvenir à récupérer l’argent dû par les entreprises les employant.

S’ils sont réellement mis en œuvre, ces mécanismes pourraient permettre de soulager dans une certaine mesure les souffrances endurées pendant de longues périodes par les travailleurs exploités. Toutefois, pour que les choses avancent vraiment dans le domaine de la prévention de l’exploitation banalisée, il est nécessaire de mettre de toute urgence l’accent sur des mesures concrètes visant à mettre fin au fameux système de parrainage, qui reste la principale cause du travail forcé et de diverses autres atteintes graves aux droits du travail au Qatar.

En octobre 2017, le gouvernement a également mis en place un salaire minimum mensuel provisoire de 750 riyals qatariens (environ 200 dollars des États-Unis) pour tous les travailleurs. Ce montant est inférieur aux 900 riyals qatariens que le ministère népalais de l’Emploi à l’étranger exige actuellement des entreprises qatariennes qui veulent embaucher des Népalais (qui constituent le groupe le plus nombreux parmi les travailleurs migrants à bas salaire présents au Qatar). Le ministre du Travail du Qatar a confirmé que ce seuil minimum serait revu et pourrait être relevé lorsqu’un montant définitif sera fixé.

La Loi qatarienne sur les travailleurs domestiques est enfin entrée en vigueur en août 2017. Elle apporte une protection juridique aux plus de 173 000 travailleurs domestiques étrangers présents dans le pays, en majorité des femmes. Après avoir été différées pendant des années, la limitation à 10 heures maximum de la durée de travail journalière et l’obligation d’accorder un congé hebdomadaire d’au moins 24 heures consécutives, ainsi qu’un congé payé annuel de trois semaines, constituent un premier pas sur la voie d’une amélioration de la protection de certains des travailleurs migrants les plus exposés à des risques d’abus, y compris au travail forcé et à la traite.

Les travailleurs domestiques migrants se retrouvent souvent dans des conditions d’isolement total et dans un environnement entièrement contrôlé, lorsqu’ils vivent chez leur employeur et que celui-ci outrepasse ses droits. Amnesty International a pu constater lors de ses recherches au Qatar que certains travailleurs domestiques pouvaient travailler jusqu’à 100 heures par semaine, sans aucun jour de congé, tout en étant soumis à des violences révoltantes.

Cette loi reste la mesure la plus significative prise par le Qatar pour améliorer la protection d’un groupe de travailleurs migrants souvent passé sous silence. Toutefois, pour qu’elle ait vraiment des effets sur le terrain, elle doit être appliquée de façon effective. La nature même du travail domestique rend la tâche particulièrement difficile – d’autant plus difficile tant que les personnes concernées resteront soumises à un système de parrainage répressif. Amnesty International reste également préoccupée par une disposition formulée en termes vagues, autorisant les travailleurs domestiques à travailler au-delà de la durée légale en cas « d’accord ». Cette disposition ne tient manifestement pas compte du rapport de forces défavorable qui existe souvent entre employeur et travailleur.

Une suite de réformes insuffisantes du système de parrainage

Le Qatar a adopté en décembre 2016 une nouvelle Loi sur le parrainage qui supprimait l’interdiction faite précédemment aux travailleurs étrangers de revenir dans le pays lorsqu’ils en étaient partis sans l’autorisation de leur employeur, et qui augmentait la sanction financière pour les employeurs reconnus coupables d’avoir confisqué les passeports de leurs employés. Cette loi maintenait le système du permis de sortie du territoire, mais créait une nouvelle commission chargée d’examiner sous 72 heures les cas où un employeur refuserait à un salarié l’autorisation de partir. Les deux parties ont la possibilité de saisir cette commission.

Ces réformes successives, bien qu’elles aient fait disparaître des textes toute référence à un « kafeel » ou « parrain », sont loin d’avoir éliminé le fameux système du « kafala », comme le prétend le gouvernement. Les éléments les plus contraignants de ce système, ainsi que le déséquilibre excessif qu’il introduit dans les rapports de forces, n’ont pour l’essentiel pas changé. Les travailleurs migrants ont toujours besoin de la permission de leur employeur pour changer d’emploi pendant la durée de leur contrat, qui peut aller jusqu’à cinq ans.

La Commission d’experts de l’OIT, qui a analysé cette loi, est parvenue à la conclusion suivante :

« La commission note avec regret qu’en vertu de la nouvelle loi de 2015 les employeurs vont continuer à jouer un rôle significatif dans le contrôle du départ de leurs employés, et que la loi ne semble pas prévoir la possibilité pour le travailleur expatrié de mettre fin à son emploi avant l’expiration du contrat initial (c’est-à-dire avec un préavis) sans l’approbation de l’employeur ni définir en général les motifs et les conditions d’une cessation d’emploi, si ce n’est dans quelques cas très spécifiques… La commission considère que plusieurs dispositions de la nouvelle loi, qui continuent à restreindre la possibilité pour les travailleurs migrants de quitter le pays ou de changer d’employeur, empêchent les travailleurs susceptibles d’être victimes de pratiques abusives de se libérer de ces situations. »

Les partenaires du Qatar doivent user de leur influence pour que le processus de réforme des conditions de travail des travailleurs migrants débouche enfin sur un résultat satisfaisant

Le système de parrainage et la manière dont sont traités les travailleurs migrants au Qatar sont dans le collimateur de la communauté internationale et les pressions pour que le Qatar remédie à la situation sont fortes depuis que ce pays s’est vu confier l’organisation de la Coupe du Monde de football 2022. Toutefois, malgré les pressions exercées au niveau international par Amnesty International, Human Rights Watch, d’autres organisations de la société civile et plusieurs syndicats, les modifications législatives proposées en 2014 et adoptées fin 2016 sont très insuffisantes.

Les employeurs ont toujours un pouvoir excessif sur les travailleurs migrants, qui risquent toujours très fortement d’être exploités et d’êtres victimes de graves atteintes au droit du travail, tel que le travail forcé.

Les institutions internationales, les entreprises et les gouvernements étrangers qui souhaitent établir des partenariats, commerciaux ou autres, avec le Qatar, en prévision de la Coupe du Monde de 2022, doivent savoir que le risque de se trouver impliqués dans de graves atteintes au droit du travail reste élevé. Cela continuera d’être le cas tant que le système d’emploi de la main-d’œuvre au Qatar encouragera le travail forcé et d’autres atteintes graves au droit du travail, en laissant les travailleurs migrants à la merci d’employeurs peu scrupuleux, exerçant un contrôle abusif sur la vie de leurs employés.

En s’engageant à coopérer avec l’OIT, le Qatar a pris une décision importante. Mais pour que cette décision se traduise par une réelle amélioration de la condition des travailleurs migrants, elle doit être suivie d’effet.

Les partenaires étrangers du Qatar, ainsi que les institutions qui exercent une influence mondiale, comme la FIFA et ses sponsors, doivent enjoindre publiquement et en privé les autorités qatariennes de mettre intégralement en pratique les engagements qu’elles ont pris dans le cadre de l’accord avec l’OIT. Ils doivent en particulier les encourager fermement à accélérer la mise en place d’une véritable réforme législative du système du parrainage, afin de garantir les droits des travailleurs migrants et de fondamentalement modifier les rapports de force entre employeurs et travailleurs migrants, aujourd’hui dangereusement déséquilibrés.

Historique : les nombreux cas d’abus dus au système du « kafala » relevés par Amnesty International

Amnesty International constate depuis des années les effets dévastateurs que peut avoir le système de parrainage dit du « kafala » sur les travailleurs migrants du Qatar, qui représentent plus de 90 % de la population du pays.

Ces travailleurs dénoncent régulièrement toute une série d’abus dont ils sont victimes :

–               Tromperie lors du recrutement concernant les termes et la nature du contrat de travail ; –               Départ vers le Qatar de personnes lourdement endettées, en raison des commissions importantes qu’elles ont dû verser à des agents de recrutement ; –               Déductions arbitraires sur les salaires ; –               Salaires non payés ou payés avec retard ; –               Journées de travail excessivement longues, sans jours de congé ; –               Impossibilité de quitter le pays ; –               Impossibilité de changer d’emploi ; –               Confiscation illégale du passeport ; –               Délit de « fuite », infraction pénale dont sont accusés certains travailleurs, lorsqu’ils cherchent à échapper à l’exploitation, et notamment au travail forcé et à divers autres abus ; –               Permis de résidence ou papiers d’identité périmés, exposant leurs détenteurs à un risque d’arrestation pour « fuite » ; –               Impossibilité d’avoir accès à des soins de santé ; –               Sécurité insuffisante et absence de protection des risques sur les lieux de travail (en particulier pour les travailleurs du bâtiment) ; –               Violences sexuelles, en particulier contre des travailleurs domestiques ; –               Incapacité à saisir les tribunaux, d’où déni de justice.