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Des arrêts historiques révèlent la complicité de la Roumanie et de la Lituanie dans le programme de détention secrète dirigé par la CIA

La Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la Roumanie et la Lituanie ont bafoué les droits humains d’Abd al Rahim al Nashiri et de Zayn al Abidin Muhammad Husayn, alias Abu Zubaydah, en se rendant complices des mauvais traitements que les deux hommes ont subis pendant leur détention dans des centres américains secrets dans les deux pays.

Ces arrêts sont un jalon important en vue d’amener les gouvernements européens à rendre des comptes pour leur participation aux activités illégales de l’Agence centrale du renseignement (CIA) au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.

« Les États-Unis n’auraient pas pu mettre en place le programme de " restitution " et de détention secrète sans leurs alliés européens. Les décisions rendues aujourd’hui par la Cour européenne brisent la conspiration du silence entourant la présence de ces sites secrets en Lituanie et en Roumanie, et pointent publiquement la complicité des gouvernements européens, a déclaré Julia Hall, spécialiste Lutte contre le terrorisme et droits humains en Europe, à Amnesty International.

« C’est une étape importante en matière d’obligation de rendre des comptes pour les victimes de ces pratiques totalement illégales. »

Al Nashiri et Abu Zubaydah, actuellement détenus par les États-Unis à Guantánamo Bay, ont été victimes de disparition forcée et de torture dans le cadre du programme de « restitutions ».

La Cour européenne a estimé que les deux gouvernements sont responsables de la détention illégale et des mauvais traitements infligés à ces hommes dans les « sites noirs » de la CIA.

Dans un rapport de décembre 2014, la Commission d’enquête sur le renseignement du Sénat américain a fourni des informations précises sur les tortures subies par al Nashiri et Abu Zubaydah, mais les noms des pays où des personnes ont été détenues dans des sites secrets ont été censurés. Les tribunaux américains ont refusé de se saisir des affaires liées aux opérations de la CIA, invoquant les déclarations du gouvernement américain selon lequel les informations sur les sites étaient protégées en tant que « secrets d’État ». Les violations commises dans ce cadre sont demeurées pratiquement impunies aux États-Unis.

« Ces arrêts permettent d’avancer en vue de faire éclater la vérité sur la complicité européenne dans les " restitutions " et les détentions secrètes, et d’amener les États européens qui y ont participé à rendre des comptes. Cependant, les gouvernements de la Lituanie et de la Roumanie n’étaient pas les seuls. D’autres ont collaboré avec les États-Unis concernant le transfert illégal, la " disparition " et la torture de détenus lors d’opérations de " restitution " et doivent aussi rendre des comptes », a déclaré Róisín Pillay, directrice du programme régional Europe et Asie centrale à la Commission internationale de juristes (CIJ).

Amnesty International et la CIJ sont intervenues dans les deux procédures (voir les documents : Al Nashiri et Abu Zubaydah). Elles ont présenté des éléments de preuve, de contexte et des avis d’experts à la lumière de jurisprudences existantes, au sein de la cour entre autres.

Le 13 mars 2018, à la base navale américaine de Guantánamo Bay, Abd al Rahim al Nashiri a entamé sa 800e semaine de détention aux mains des États-Unis. Abu Zubaydah y est également incarcéré, sans être inculpé d’aucun crime. Amnesty International et la CIJ ont à maintes reprises réclamé la fermeture de Guantánamo et la comparution en justice des détenus dans le cadre de procès équitables, ou leur libération.

Ces décisions de justice font suite à de précédents arrêts rendus contre la Pologne, l’Italie et l’ex-République yougoslave de Macédoine pour leurs rôles dans la « restitution » illégale, la torture – notamment le simulacre de noyade et le simulacre d’exécution – et la disparition forcée de suspects présumés aux mains de la CIA.

Le jugement

En se fondant sur de nombreux avis d’experts et sur le rapport de 2014 de la Commission d’enquête sur le renseignement du Sénat américain consacré au programme de la CIA, la Cour européenne des droits de l’homme a identifié un « site de détention noir » en Roumanie et un « site de détention violet » en Lituanie. Complices dans la détention illégale et les mauvais traitements infligés aux deux hommes pendant leur détention dans ces pays, les deux gouvernements, a estimé la Cour, ont bafoué le principe de non-refoulement, qui interdit aux États de renvoyer une personne vers un territoire où elle risque d’être persécutée ou de subir de graves violations des droits humains, en autorisant leur « restitution » illégale à d’autres pays.

Elle a statué que la Roumanie avait violé ses obligations relatives aux droits humains en contribuant au transfert d’Al Nashiri hors de Roumanie, en dépit du risque qu’il ne se heurte à un « déni de justice flagrant » s’il était jugé par une commission militaire américaine à Guantanamo Bay. Elle a également estimé que la Roumanie avait bafoué le droit à la vie d’Al Nashiri en facilitant son transfert malgré le risque substantiel et prévisible qu’il ne soit condamné à mort. Dans les deux affaires, la Cour a reproché aux deux États de ne pas avoir rempli leur obligation de mener une enquête sérieuse.

Complément d’information

Amnesty International et la CIJ sont intervenues dans d’autres affaires jugées par la Cour européenne, notamment dans le cadre des procédures engagées par Al Nashiri et Abu Zubaydah à l’encontre de la Pologne, qui ont abouti à un arrêt rendu en juillet 2014 reconnaissant la responsabilité la Pologne dans la disparition forcée et la torture infligées aux deux hommes dans les « sites noirs » de la CIA. La Pologne leur a versé des dommages, mais n’a pas accordé d’autres formes de réparation conformément à l’arrêt de la Cour européenne – mener une enquête exhaustive et efficace, amener les responsables des traitements subis par les deux hommes à rendre des comptes et présenter des excuses.

Le 13 décembre 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que le gouvernement de l’ex-République yougoslave de Macédoine était responsable de la détention illégale du ressortissant allemand Khaled El Masri, de sa disparition forcée et des actes de torture qu’il a subis. C’est la première fois qu’un État européen était tenu pour responsable de son implication dans les opérations de la CIA. Le pays a également versé des dommages et présenté des excuses à Khaled El Masri, mais n’a pas mené d’enquête exhaustive et efficace.

Le 23 février 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’Italie, parce qu’elle s’était rendue complice de la « restitution » par la CIA d’Oussama Mostafa Hassan Nasr, alias Abou Omar, à l’Égypte en 2003, et parce que les autorités italiennes n’avaient rendu aucun compte pour leurs actions dans cette opération.

Des poursuites et des procès avaient été intentés contre des agents italiens et américains, mais les principaux accusés italiens ont été acquittés, le gouvernement italien ayant invoqué le « secret d’État ». Si l’Italie a versé des indemnités aux victimes comme exigé et qu’aucune autre procédure n’a été engagée, elle continue d’invoquer les secrets d’État pour éviter de rendre des comptes. Certains des agents américains inculpés ont été graciés ou ont vu leurs sentences réduites par le président de la République italienne.

Amnesty International réclame des enquêtes sur des allégations similaires dans différents pays d’Europe, notamment en Finlande, en Allemagne, en Irlande, en Suède et au Royaume-Uni, et appelle ces pays à rendre des comptes.

L’affaire Abu Zubaydah c. Lituanie a été portée par Interrights et la représentation juridique devant la Cour européenne des droits de l’homme assurée par Human Rights in Practice. Dans l’affaire Al Nashiri c. Roumanie portée devant la Cour européenne, la représentation juridique était assurée par l’Open Society Justice Initiative.