Nouvelles violences en Égypte lors de la commémoration du 6 octobre

Par Diana Eltahawy, chercheuse sur l’Égypte à Amnesty International
« Certains vont dans la rue pour faire la fête, d’autres pour mourir. »

Ces mots, prononcés par un manifestant pro-Morsi blessé, résument ce qui s’est passé dimanche 6 octobre lorsque les Égyptiens sont descendus dans la rue à l’occasion du 40e anniversaire de la guerre israélo-arabe de 1973.
Les violences qui ont éclaté durant cette commémoration ont fait au moins 53 morts dans le pays, ainsi que plusieurs centaines de blessés parmi lesquels des enfants.

En dépit des menaces du gouvernement et d’une opinion publique profondément hostile, les manifestants pro-Morsi ont organisé des défilés à travers le Caire. Leur but était de rejoindre la place Tahrir, épicentre emblématique de la « révolution du 25 janvier » et lieu actuel des rassemblements progouvernementaux.
Ils ont été stoppés net par des gaz lacrymogènes et des tirs de fusil à balles réelles. L’usage d’une force meurtrière excessive par les forces de sécurité pour disperser les manifestants pro-Morsi et les empêcher d’approcher la place Tahrir a été accompagné de violences contre eux par des hommes en civil.
Les affrontements les plus violents, dans la rue Tahrir à Dokki (un quartier du Caire), ont fait une trentaine de morts et 16 autres personnes ont été tuées près de la place Ramsès, selon les chiffres officiels.
En nous rendant sur les lieux des affrontements à Dokki le 6 octobre, nous avons rencontré de petits groupes de personnes brandissant des drapeaux égyptiens et des photos du ministre de la Défense, Abdel Fatah al Sissi.
Quelques minutes après, nous sommes passés devant des manifestants pro-Morsi battant en retraite, dont la plupart avaient également à la main des drapeaux égyptiens. L’un d’eux, cependant, tenait en l’air ce qu’il disait être les restes du cerveau d’un manifestant tué par les forces de sécurité. Pendant ce temps, des avions militaires tournaient dans le ciel, laissant derrière eux des panaches de fumée blanche, rouge et noire – les couleurs du drapeau égyptien.
Tout le monde n’a pas été pris dans les violences du 6 octobre au Caire. Des foules festives s’étaient rassemblées dans la ville ce jour-là, de même que des supporters de football venus regarder l’équipe favorite des Égyptiens jouer un match de la Ligue des champions de la Coupe d’Afrique des Nations (CAF).
Mais à seulement quelques minutes de voiture des festivités, des hurlements et des insultes emplissaient la zone d’accueil de l’hôpital Ibn Sina. À l’intérieur, des proches identifiaient les corps sans vie de cinq hommes gisant par terre dans une mare de sang. D’après le personnel, l’hôpital a comptabilisé neuf morts et une quarantaine de manifestants blessés à la suite des violences de la rue Tahrir, située à proximité.
Un homme de 20 ans blessé à l’œil droit par des plombs de fusil m’a indiqué que, lorsque les manifestants pro-Morsi avaient atteint la rue Tahrir, ils avaient été attaqués. Des hommes en civil armés d’épées, de couteaux et d’autres armes ont afflué en provenance des rues adjacentes. Selon ses dires, les manifestants ont réussi à les repousser, principalement en leur jetant des pierres, et ont tenté de poursuivre leur chemin vers la place Tahrir jusqu’à ce que les forces de sécurité tirent des gaz lacrymogènes et des balles réelles dans leur direction.
Un autre jeune de 20 ans risque de perdre la vue après avoir été blessé par des plombs de fusil aux deux yeux durant la même manifestation. Il a affirmé que les forces de sécurité avaient capturé des manifestants pro-Morsi et avaient regardé des hommes en civil, qu’il a décrit comme des « casseurs », les rouer de coups. Il a admis un comportement similaire de la part de manifestants pro-Morsi battant un « casseur » capturé, qui aurait alors « avoué » avoir été payé par les forces de sécurité pour attaquer le cortège pro-Morsi.
Ailleurs au Caire, des habitants opposés aux Frères musulmans – le mouvement politique soutenant le gouvernement aujourd’hui destitué de Mohamed Morsi – ont également été blessés au cours de ces violences. Youssef Mohamed Abdelfattah, 15 ans, a été blessé à l’œil par des plombs de fusil alors qu’il passait devant des manifestants pro-Morsi qui s’étaient battus avec des résidents du quartier d’al Manial. Un garçon de huit ans habitant ce même quartier a dû être hospitalisé après avoir été touché au visage par une pierre lancée entre les deux camps.
Les forces de sécurité ont par ailleurs eu recours à une force meurtrière injustifiée pour disperser des manifestants pro-Morsi qui essayaient de se rendre de la place Ramsès à la place Tahrir.
Un adolescent de 16 ans soigné pour deux blessures par balle à la main et à la jambe m’a indiqué avoir été touché alors qu’il se penchait pour aider un autre manifestant blessé par balle. Il a décrit le déroulement des événements :
« Nous avons fait la prière de l’Asr [prière de l’après-midi] dans la rue sous le pont Galaa. Deux minutes après, il y a eu beaucoup de gaz lacrymogènes et les gens ont commencé à courir dans tous les sens. J’étais à l’avant du cortège et j’ai vu deux véhicules blindés arriver vers nous depuis la direction de la place Tahrir et tirer sans sommation. Les tirs venaient de tous les côtés.
« J’ai été touché en quelques minutes et d’autres manifestants m’ont transporté rapidement dans une rue adjacente. J’étais allé voir comment les choses se présentaient place Tahrir quelques heures auparavant. Il y avait énormément de sécurité aux points d’accès et des gens faisaient la fête. Ceux qui sont avec [Abdel Fatah al] Sissi sont protégés, et les autres sont tués. Je suis une seule et même personne ; j’étais en sécurité sur la place Tahrir et on m’a tiré dessus dans le cortège se rendant vers cette place. »
La plupart des manifestants pro-Morsi blessés avec qui je me suis entretenue n’ont pas l’intention de porter plainte auprès du parquet. Ils craignent que les enquêtes ne débouchent sur leur arrestation au lieu de la justice.
Les autorités égyptiennes ont promis des enquêtes impartiales, indépendantes et approfondies sur les atteintes aux droits humains commises de manière répétée par les forces de sécurité – mais ces enquêtes n’ont pas encore été concrétisées. Depuis la « révolution du 25 janvier », les membres des forces de sécurité pouvant raisonnablement être soupçonnés d’avoir tué des manifestants soit n’ont jamais été traduits en justice, soit ont été acquittés, soient n’ont été condamnés qu’à des peines légères ou avec sursis.
À moins que ce cycle de l’impunité ne soit rompu, c’est-à-dire que les responsables présumés d’homicides et d’actes de torture commis à l’encontre de manifestants ne soient démis de leurs fonctions, et que de véritables mesures ne soient prises pour réformer et remanier le dispositif de sécurité, il existe un risque réel que les violences comme celles du 6 octobre ne se reproduisent.
Cette fois, la plupart des victimes étaient des sympathisants du président déchu Mohamed Morsi. La prochaine fois, ce pourrait être n’importe qui s’opposant à quiconque est au pouvoir.