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Pologne. La chasse aux sorcières lancée contre les juges menace l’indépendance de la justice

Les juges qui s’efforcent de protéger l’indépendance de la justice polonaise face à l’ingérence du gouvernement subissent un grave harcèlement sur Internet et dans leur travail, selon un nouveau rapport publié par Amnesty International jeudi 4 juillet.

« Les autorités polonaises mènent une véritable chasse aux sorcières, en œuvrant dans l’ombre pour intimider et dénigrer les juges et procureurs polonais qui protestent courageusement contre la récupération politique de la justice. Ce harcèlement doit cesser immédiatement », a déclaré Barbora Černušáková, chercheuse d’Amnesty International sur l’Europe centrale.

Le rapport de l’organisation, intitulé Poland: Free Courts, Free People (en anglais), présente la façon dont le gouvernement, depuis la fin 2015, a adopté et mis en œuvre une série de mesures législatives et politiques qui ont mis à mal l’indépendance de la justice. Il a notamment politisé les nominations de magistrats, accordé au ministre de la Justice le pouvoir exclusif de congédier et de nommer les présidents et vice-présidents des tribunaux, et forcé des juges de la Cour suprême à prendre leur retraite. Le gouvernement a également instrumentalisé les procédures disciplinaires, en les utilisant comme armes contre les juges ayant dénoncé ces « réformes » et en exposant certains d’entre eux au risque de perdre leur emploi.

Le harcèlement des juges sur Internet et sous d’autres formes

L’érosion de l’indépendance de la justice a des conséquences dans la vraie vie pour les juges qui prennent position.

Amnesty International s’est entretenue avec le juge Waldemar Żurek, ancien porte-parole du Conseil national de la magistrature. Il est la cible de manœuvres d’intimidation et de harcèlement depuis plusieurs années, après avoir critiqué publiquement les « réformes » du gouvernement. Les autorités à divers niveaux ont soumis le juge Żurek à des procédures disciplinaires injustifiées et ont même engagé d’autres types d’enquêtes contre des membres de sa famille. Il a reçu des messages haineux, des SMS insultants et menaçants, et il fait l’objet d’une campagne de diffamation à la télévision nationale.

De nombreux juges sont plus particulièrement victimes de harcèlement en ligne. Des comptes Twitter anonymes lancent des attaques personnelles contre des personnes clés.

L’un de ces comptes publie régulièrement des tweets attaquant des juges, souvent des femmes, qui expriment leur désaccord avec le gouvernement. Ce compte a déjà rendu publiques des informations totalement ou partiellement confidentielles, ce qui laisse penser qu’il est lié au gouvernement. Ainsi, le 3 avril 2019, jour où la Commission européenne a annoncé sa troisième procédure d’infraction engagée contre les réformes judiciaires en Pologne, le même compte a publié une photo d’une lettre de notification confidentielle adressée au gouvernement polonais par la Commission.

Harcelés pour avoir défendu des manifestants

Amnesty International s’est également entretenue avec des juges qui ont été pris pour cible après avoir rendu des jugements soutenant les droits de manifestants pacifiques.

Après qu’une femme s’est exprimée lors d’un rassemblement contre la répression des droits des femmes et les menaces pesant sur la justice, en déclarant : « Je suis sacrément emmerdée par la situation dans mon pays », elle a été poursuivie au pénal pour avoir « proféré des grossièretés » en public.

Un juge du tribunal régional de Poznań, Sławomir Jęksa, a statué que cette femme n’avait commis aucune infraction car elle s’exprimait lors d’un rassemblement où les limites de la liberté d’expression étaient « naturellement élargies ». Il a en outre développé ce qu’elle avait dit au sujet des menaces pesant sur l’indépendance de la justice. Immédiatement après, le procureur disciplinaire a ouvert une enquête contre le juge Jęksa, en affirmant que le jugement rendu dans cette affaire était l’« expression d’opinions politiques ».

Par ailleurs, plusieurs juges ayant sollicité un avis juridique de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), plus haute juridiction de l’UE, ont été visés par des enquêtes. Le procureur disciplinaire a interrogé Ewa Maciejewska, une juge de la ville de Łodz, après que celle-ci a demandé à la CJUE de clarifier la compatibilité des nouvelles procédures disciplinaires – qui sont partie intégrante de la « réforme » – avec le droit européen.

La riposte des juges

Face à ce harcèlement, des juges ont affiché une solidarité touchante avec leurs collègues. Lorsque la juge Alina Czubieniak a reçu un blâme injustifié d’une chambre disciplinaire pour avoir ordonné le réexamen d’une décision de placement en détention, les juges de 20 tribunaux polonais ont brandi des banderoles proclamant : « Nous ne nous laisserons pas intimider. »

Cependant, cette solidarité leur a parfois valu du harcèlement supplémentaire. En avril, le président d’un tribunal local d’Olsztyn, nommé après la « réforme », a appelé la police pour signaler un groupe de juges et d’avocats tenant un piquet de solidarité dans la ville.

« Les juges devraient pouvoir faire respecter la loi sans ingérence politique. Le gouvernement polonais doit immédiatement abandonner toutes les procédures disciplinaires en cours visant des juges et des procureurs en raison de leurs décisions légitimes et de leurs manifestations légales, et arrêter d’avoir recours à des mesures disciplinaires pour exercer un contrôle sur la justice à l’avenir, a déclaré Barbora Černušáková.

« L’état de droit et la protection des droits humains sont les principes fondateurs de l’UE. Ses autres États membres doivent continuer d’appeler la Pologne à cesser de porter clairement atteinte à ces principes et amener le gouvernement à rendre compte de ses actes s’il persiste dans cette voie. »

Complément d’information

Le 24 juin, Amnesty International a réagi à la décision historique de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) statuant que les modifications de la Loi sur la Cour suprême de Pologne – conçues pour évincer un tiers de ses juges – étaient contraires au droit européen.