Andrew Stanbridge / Amnesty International

Myanmar. De nouveaux éléments attestent de crimes contre l’humanité systématiques visant à terroriser et chasser les Rohingyas

Plus de 530 000 Rohingyas – hommes, femmes et enfants – ont fui ces dernières semaines le nord de l’État d’Arakan, où les forces de sécurité du Myanmar mènent une campagne ciblée, se livrant à des meurtres, des viols et des incendies généralisés et systématiques, écrit Amnesty International le 18 octobre dans une analyse détaillée de la crise qui secoue le pays.

Ce rapport, intitulé ‘My World Is Finished’: Rohingya Targeted in Crimes against Humanity in Myanmar, relate que les forces de sécurité du Myanmar mènent une campagne de répression systématique, planifiée et impitoyable contre la population des Rohingyas dans le nord de l’État d’Arakan, depuis qu’un groupe armé rohingya a attaqué une trentaine de postes de sécurité le 25 août.

Des dizaines de témoins des pires violences ont de manière récurrente désigné des unités spécifiques, dont le Commandement de l’ouest de l’armée du Myanmar, la 33e division d’infanterie légère et la police des frontières.

« Dans le cadre de cette campagne orchestrée, les forces de sécurité du Myanmar se livrent à une vengeance brutale contre l’ensemble de la population rohingya du nord de l’État d’Arakan, en vue de lui faire quitter définitivement le pays. Ces atrocités continuent d’alimenter la plus grave crise des réfugiés qu’ait connue la région depuis des décennies, a déclaré Tirana Hassan, directrice du programme Réaction aux crises à Amnesty International.

« Dénoncer ces crimes odieux est la première étape sur le long chemin de la justice. Les responsables présumés doivent rendre des comptes. L’armée du Myanmar ne peut pas se contenter de balayer les graves violations sous le tapis en annonçant pour la forme une énième enquête interne. Le commandant en chef de l’armée du Myanmar, le général Min Aung Hlaing, doit prendre immédiatement des mesures afin d’empêcher ses troupes de commettre des atrocités. »

Crimes contre l’humanité

Les récits de témoins, les images et données satellite, et les photos et vidéos recueillis par Amnesty International aboutissent tous à la même conclusion : des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants rohingyas sont victimes d’une attaque généralisée et systématique, constitutive de crimes contre l’humanité.

Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale répertorie 11 types d’actes qui, lorsqu’ils sont commis sciemment dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique, constituent des crimes contre l’humanité. Amnesty International a recensé au moins six de ces actes perpétrés dans le cadre de la vague de violence qui submerge le nord de l’État d’Arakan : le meurtre, l’expulsion et le déplacement forcé, la torture, le viol et autres violences sexuelles, la persécution et d’autres actes inhumains tels que la privation de nourriture et de provisions vitales.

Cette conclusion se fonde sur les témoignages de plus de 120 hommes et femmes rohingyas qui se sont réfugiés au Bangladesh ces dernières semaines, ainsi que sur des entretiens menés avec 30 professionnels de santé, travailleurs humanitaires, journalistes et représentants de l’État bangladais.

Les experts d’Amnesty International ont corroboré de nombreux récits de témoins faisant état de crimes commis par les forces de sécurité du Myanmar en analysant des images et des données satellite, et en vérifiant des photos et des vidéos prises dans l’État d’Arakan. Amnesty International a également demandé à se rendre dans l’État d’Arakan pour mener une enquête de terrain sur les violations commises, notamment par les membres de l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA), un groupe armé rohingya. Elle souhaite que la Mission d’établissement des faits de l’ONU et des observateurs indépendants puissent se rendre librement dans la région.

Meurtres et massacres

Dans les heures et les jours qui ont suivi les attaques menées par l’ARSA le 25 août, les forces de sécurité birmanes, parfois appuyées par des milices locales, ont encerclé des villages rohingyas dans le nord de l’État d’Arakan. Les soldats et les policiers ont fréquemment ouvert le feu sur des hommes, des femmes et des enfants rohingyas qui fuyaient leur maison, faisant des centaines de morts ou de blessés graves.

Des survivants ont raconté s’être enfuis dans les collines et les champs de riz alentour, où ils se sont cachés jusqu’au départ des troupes. Bien souvent, les personnes âgées et souffrant de handicaps n’ont pas pu fuir et certaines sont mortes brûlées vives dans leurs maisons lorsque les militaires y ont mis le feu.

Ces violences se sont répétées dans des dizaines de villages dans les municipalités de Maungdaw, Rathedaung et Buthidaung. Toutefois, il semble que les forces de sécurité, et plus particulièrement l’armée birmane, se soient surtout déchaînées dans des villages précis, situés dans le secteur où l’ARSA avait mené ses attaques.

Amnesty International a recensé des violences dans cinq de ces villages où plus de 10 personnes ont été tuées : Chein Kar Li, Koe Tan Kauk et Chut Pyin, dans la municipalité de Rathedaung, et Inn Din et Min Gyi, dans la municipalité de Maungdaw. À Chut Pyin et Min Gyi, le bilan était particulièrement lourd, les forces de sécurité ayant tué de nombreux Rohingyas – hommes, femmes et enfants.

Amnesty International a interrogé 17 survivants du massacre de Chut Pyin, dont six ont été blessés par balles. Presque tous avaient perdu au moins un membre de leur famille, parfois bien plus. Ils ont raconté que l’armée birmane, épaulée par la police des frontières et des milices locales, a encerclé Chut Pyin et ouvert le feu sur ceux qui s’enfuyaient, avant d’incendier systématiquement les maisons et les bâtiments appartenant à des Rohingyas.

Fatima, 12 ans, a raconté qu’elle se trouvait chez elle avec ses parents, huit frères et sœurs et sa grand-mère, lorsqu’elle a vu de la fumée monter d’une autre partie du village. Alors que la famille prenait la fuite, des hommes en uniforme leur ont tiré dessus par derrière. Elle a vu son père et sa sœur de 10 ans tomber sous les balles, et elle a elle-même été touchée à l’arrière de la jambe droite, juste au-dessus du genou.

« Je suis tombée par terre, mais un voisin m’a agrippée et m’a portée », se souvient-elle. Après avoir passé une semaine à fuir, elle a finalement été soignée au Bangladesh. Sa mère et son frère aîné ont été tués à Chut Pyin.

Amnesty International a envoyé des photographies de la blessure de Fatima à un expert médicolégal, qui a conclu qu’elle concordait avec une blessure faite par une balle qui « serait entrée par l’arrière de la cuisse ». Des professionnels de santé au Bangladesh ont relaté avoir soigné de nombreuses blessures qui semblaient résulter de balles tirées par derrière – ce qui corrobore les récits de témoins selon lesquels l’armée a tiré sur les Rohingyas alors qu’ils tentaient de s’enfuir.

À Chein Kar Li et Koe Tan Kauk, deux villages voisins, Amnesty International a constaté la même tactique mise en œuvre par l’armée du Myanmar.

Sona Mia, 77 ans, a déclaré qu’il se trouvait chez lui à Koe Tan Kauk, le 27 août, lorsque des soldats birmans ont encerclé le village et ont ouvert le feu. Sa fille de 20 ans, Rayna Khatun, handicapée, ne pouvait ni marcher ni parler. L’un de ses fils l’a portée sur ses épaules et la famille s’est lentement mise en route vers les collines, à l’orée du village. Comme ils entendaient les coups de feu se rapprocher dangereusement, ils ont décidé de laisser Rayna dans une maison rohingya qui avait été abandonnée.

« Nous pensions qu’on n’y arriverait jamais, a déclaré Sona Mia. Je lui ai dit de s’asseoir là, que nous allions revenir… Une fois sur la colline, nous avons repéré la maison où elle se trouvait. Elle était un peu loin, mais nous pouvions la voir. Les soldats mettaient le feu [aux maisons] et au final nous avons vu la maison, en proie aux flammes. »

Lorsque les militaires ont quitté le village en fin d’après-midi, les fils de Sona Mia sont redescendus et ont trouvé le corps calciné de Rayna Khatun dans la maison réduite en cendres. Ils ont creusé une tombe en bordure de la cour et l’y ont enterrée.

Viols et autres formes de violence sexuelle

Amnesty International a interrogé sept Rohingyas victimes de violences sexuelles imputables aux forces de sécurité du Myanmar. Quatre femmes et une jeune fille de 15 ans avaient été violées, chacune dans un groupe distinct comprenant entre deux et cinq autres femmes et jeunes filles qui avaient elles aussi été violées. Ces viols se sont déroulés dans deux villages sur lesquels Amnesty International a enquêtés : Min Gyi dans la municipalité de Maungdaw et Kyun Pauk dans la municipalité de Buthidaung.

Comme l’ont déjà relaté Human Rights Watch et The Guardian, après être entrés à Min Gyi (appelé localement Tula Toli) dans la matinée du 30 août, les soldats birmans ont pourchassé les villageois rohingyas qui s’enfuyaient vers la rive d’un cours d’eau et ont ensuite séparé les hommes et les adolescents des femmes et des jeunes enfants.

Ils ont ouvert le feu et exécuté de nombreux hommes et adolescents, ainsi que certaines femmes et jeunes enfants. Puis, ils ont emmené les femmes, par groupes, dans les maisons voisines où ils les ont violées, avant d’incendier ces maisons et d’autres quartiers rohingyas du village.

S.K., 30 ans, a déclaré qu’après avoir assisté aux exécutions, elle a été emmenée, avec beaucoup d’autres femmes et jeunes enfants, jusqu’à un fossé, où elles ont dû rester debout, avec de l’eau jusqu’aux genoux :

« Ils ont emmené les femmes par groupes dans différentes maisons… Nous étions cinq [femmes], emmenées par quatre soldats [en uniforme de l’armée]. Ils ont pris notre argent, nos biens et nous ont frappées à coups de bâtons en bois. Mes enfants étaient avec moi. Ils les ont également frappés. Shafi, mon fils de deux ans, a reçu un violent coup de bâton. Un coup, et il est mort… Trois de mes enfants ont été tués. Mohamed Osman (10 ans) [et] Mohamed Saddiq (cinq ans). D’autres femmes [dans la maison] avaient aussi des enfants [avec elles] qui ont été tués.

« Toutes les femmes ont été déshabillées… Ils avaient des bâtons vraiment durs. Ils nous ont asséné des coups sur la tête, pour nous affaiblir. Puis des coups [dans le vagin] avec leurs bâtons. Et nous ont violées. Un soldat différent pour chacune. »

Après avoir violé les femmes et les jeunes filles, les soldats ont incendié les habitations, où de nombreuses victimes ont péri.

Incendies de villages délibérés et organisés

Le 3 octobre, le programme opérationnel pour les applications satellitaires de l’UNITAR (UNOSAT) a signalé avoir identifié 20,7 km2 de bâtiments détruits par le feu dans les municipalités de Maungdaw et Buthidaung depuis le 25 août. Ce chiffre est probablement sous-estimé par rapport à l’ampleur totale des destructions et des feux, car les satellites ont eu du mal à détecter tous les incendies du fait d’une couverture nuageuse dense.

Selon l’analyse faite par Amnesty International des données satellites de détection d’incendies, au moins 156 incendies de grande ampleur ont eu lieu dans le nord de l’État d’Arakan depuis le 25 août – là encore sans doute une sous-évaluation. Ces incendies étaient probablement volontaires, puisqu’au cours des cinq dernières années sur la même période, qui correspond à la mousson, les capteurs satellites n’en avaient décelé aucun. Les images satellite avant/après illustrent avec force ce que les témoins ont déclaré à Amnesty International : les forces de sécurité birmanes n’ont brûlé que des villages ou des quartiers rohingyas. Les images satellite d’Inn Din et de Min Gyi montrent de larges bandes de bâtiments réduits en cendres, tandis que les quartiers adjacents ont été épargnés. En recoupant les caractéristiques des zones intactes et les informations des habitants rohingyas concernant l’endroit où ils vivaient et la répartition d’autres communautés ethniques dans ces villages, on s’aperçoit que seuls les quartiers rohingyas ont été rasés.

On note un schéma analogue dans au moins une dizaine d’autres villages où des Rohingyas vivaient juste à côté d’autres communautés ethniques.

« Au regard de leurs dénégations, les autorités du Myanmar ont pu penser qu’elles pouvaient commettre des meurtres à grande échelle en toute impunité. La technologie moderne, alliée à des recherches rigoureuses sur les droits humains, en ont décidé autrement, a déclaré Tirana Hassan.

« Il est temps pour la communauté internationale de dépasser le stade de l’indignation et de passer à l’action pour mettre fin à la campagne de répression qui a conduit plus de la moitié de la population des Rohingyas à quitter le Myanmar. En interrompant la coopération militaire, en imposant des embargos sur les armes et des sanctions ciblées contre les responsables d’atteintes aux droits humains, le message sera clair : les crimes contre l’humanité imputables à l’armée dans l’État d’Arakan ne seront pas tolérés.

« La communauté internationale doit veiller à ce que la campagne de nettoyage ethnique n’atteigne pas son objectif illégal et condamnable. Dans ce but, elle doit à la fois encourager et soutenir le Bangladesh pour qu’il fournisse des conditions adéquates et un asile sûr aux réfugiés rohingyas, et veiller à ce que le Myanmar respecte leur droit de rentrer de manière sûre, volontaire et digne dans leur pays, tout en faisant pression pour qu’il éradique la discrimination systématique dont font l’objet les Rohingyas et s’attaque aux autres causes profondes de la crise. »

Pour télécharger des images haute résolution des réfugiés rohingyas dans le sud du Bangladesh, veuillez cliquer ici : https://adam.amnesty.org/asset-bank/images/assetbox/6e758c55-c4f8-480b-b3d4-a168a859d156/assetbox.html