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Liban. Il faut une enquête sur le recours à la force excessive, notamment sur l’usage de balles réelles pour disperser les manifestations

L’armée libanaise a usé d’une force excessive, notamment de balles réelles, pour disperser les manifestations dans le nord du Liban, faisant au moins deux blessés graves selon des témoins et l’analyse de vidéos authentifiées, a déclaré Amnesty International le 1er novembre 2019.

Lors de l’épisode le plus violent depuis le début des manifestations massives, l’armée a ouvert le feu contre des dizaines de manifestants participant à un sit-in dans le quartier de Baddaoui, à Tripoli, le 26 octobre. Au moins deux manifestants ont été blessés par balle. Les forces armées libanaises ont aussi dispersé avec violence des manifestations à Saïda et Abdeh. En outre, l’armée et les forces de sécurité ne sont pas intervenues efficacement pour protéger des manifestants à Beyrouth contre les agressions violentes imputables à des partisans de groupes politiques la semaine dernière.

« Le recours à la force excessive par l’armée libanaise à Baddaoui, ainsi que l’incapacité des forces de sécurité à protéger les manifestants pacifiques, suscitent de vives inquiétudes et doivent faire immédiatement l’objet d’investigations indépendantes, impartiales et transparentes, a déclaré Lynn Maalouf, directrice des recherches pour le Moyen-Orient à Amnesty International.

« C’est une priorité : il faut amener les responsables présumés à rendre des comptes. Les autorités doivent adopter une position de tolérance zéro face à tout recours excessif à la force contre des manifestants pacifiques. S’en abstenir adresserait un message dangereux aux forces de sécurité, leur faisant savoir qu’elles ont carte blanche pour commettre des abus, sans en répondre devant la justice. »

Des tirs à balles réelles contre les manifestants

Lors des événements du 26 octobre, les soldats et les agents des services de renseignement de l’armée ont commencé à frapper les manifestants à coups de matraques et de crosses de fusils, dans le but d’ouvrir la route de Baddaoui que les manifestants avaient bloquée. Ceux-ci ont réagi en lançant des pierres sur les soldats, qui ont riposté en tirant balles réelles et gaz lacrymogènes. Au moins deux personnes ont été blessées.

Les rapports médicaux consultés par Amnesty International confirment que le manifestant Mohammed al Abdallah a été hospitalisé pour des blessures à l’estomac. Il a raconté qu’un soldat a ouvert le feu, alors qu’il se trouvait à six ou sept mètres de lui : « Je l’ai vu me viser, alors que je lançais des pierres, et j’ai dit : " Ne tirez pas ! J’arrêterai de lancer des pierres… " Mais il m’a tiré quatre balles dans l’estomac. » Nul n’a eu à rendre des comptes pour cet acte ; aussi Mohammed al Abdallah se sent-il traité « comme si [je] n’étais rien ».

L’attaque a débuté après que les manifestants qui chantaient et étaient assis par terre ont refusé d’obéir à l’armée et d’évacuer la route.

Un témoin a déclaré : « Ils ont couru vers nous et ont commencé à nous frapper, à nous piétiner, à nous rouer de coups de matraques, alors que plusieurs blessés étaient allongés par terre… Les manifestants se sont mis à jeter des pierres sur l’armée… alors ils ont ouvert le feu. »

Au moins quatre personnes ont été détenues illégalement pendant cinq jours par l’armée avant d’être relâchées. Pendant ce laps de temps, elles n’ont pas été autorisées à consulter leur avocat ni à communiquer avec leurs familles, qui ignoraient où elles se trouvaient. Cette détention peut s’apparenter à une disparition forcée au titre du droit international.

Un manifestant qui s’est fait tirer dans le dos a été transféré du nord du Liban à l’hôpital Geitawi à Beyrouth pour être opéré d’urgence, selon son frère, qui a indiqué à Amnesty International qu’il a perdu l’usage de ses membres inférieurs.

Dans une déclaration, l’armée libanaise a affirmé que les soldats qui tentaient d’évacuer la route à Baddaoui ont été attaqués par les manifestants qui lançaient des pierres et de gros pétards sur eux. Ils ont compté cinq blessés dans leurs rangs et ont riposté à coups de gaz lacrymogènes, puis se sont mis à tirer des balles en caoutchouc et des balles réelles dans les airs, faisant plusieurs blessés. L’armée ajoutait dans cette déclaration avoir ouvert une enquête sur ces événements.

Amnesty International a également constaté un recours à la force excessive pour disperser les manifestants dans deux autres sites. À Abdeh, une ville du nord du pays, l’armée a attaqué un groupe de manifestants pacifiques qui bloquaient les routes le 30 octobre.

« Les forces armées ont commencé à avancer dans notre direction et nous continuions de scander silmiyyeh [pacifique] et ils se sont mis à nous asséner coups de bottes et coups de matraque… Puis, ils ont tiré des balles en caoutchouc et encore des gaz lacrymogènes sur nous. De nombreux manifestants se sont évanouis. Ils nous frappaient toujours. Il y avait des femmes et des enfants parmi nous », a déclaré Omar Nasser Hazeem, ajoutant que les manifestants étaient pacifiques, mais que certains ont commencé à lancer des pierres lorsqu’ils ont été attaqués.

À Saïda, dans le sud du pays, plus de 100 manifestants qui avaient bloqué la route principale ont été dispersés par la force aux premières heures du 28 octobre. Selon un témoin, plus de 26 véhicules sont arrivés sur les lieux. D’après d’autres témoins, des membres de l’armée, des services de renseignement et des forces de sécurité de l’État ont attaqué les manifestants, leur assénant des coups de matraque et les piétinant avec leurs bottes. Au moins trois personnes blessées ont dû être hospitalisées.

Incapacité à protéger dûment les manifestants

Amnesty International a constaté que les forces de sécurité libanaises ne sont pas intervenues efficacement pour protéger les manifestants pacifiques attaqués par des partisans d’Amal et du Hezbollah à la bretelle d’autoroute du « Ring » à Beyrouth, le 29 octobre. Les assaillants armés de bâtons ont frappé et pourchassé les manifestants et mis le feu à leurs tentes.

Selon des témoins, des membres des Forces de sécurité intérieure présents sur les lieux ont tenté de protéger les manifestants, mais ont été largement surpassés par les 300 « voyous » qui les agressaient.

Un témoin a décrit des scènes de « chaos » lorsque des centaines d’assaillants armés de bâtons et de pierres s’en sont pris aux manifestants.

Un manifestant a déclaré : « Ils se déplaçaient de manière organisée pour terroriser les manifestants. Ils ont clairement surpassé en nombre les Forces de sécurité intérieure… Je trouve cela très étrange qu’une cinquantaine seulement d’agents des Forces de sécurité intérieure soient déployés à un moment aussi critique. »

Plusieurs témoins ont affirmé qu’ils n’ont pas réussi à arrêter un seul assaillant.

« Les forces de sécurité ont clairement l’obligation de protéger les manifestants pacifiques contre les actes de harcèlement, d’intimidation ou de violence. Elles doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour intervenir de manière adéquate afin d’empêcher de telles attaques à l’avenir et assurer la protection des manifestants pacifiques », a déclaré Lynn Maalouf.