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Irak. Le bilan des manifestations s’alourdit alors que les forces de sécurité reprennent leur violente répression

  • Le bilan s’élève à 600 morts depuis octobre et 12 homicides ont été commis cette semaine.
  • Des informations confirment la reprise du recours à des balles réelles et à des grenades fumigènes pour tuer des manifestants.
  • La vague d’intimidation, d’arrestations et de torture se poursuit.
  • Des témoignages effrayants et une analyse vidéo authentifiée par Amnesty International confirment que les forces de sécurité ont repris leur campagne de violences meurtrières contre les manifestants essentiellement pacifiques à Bagdad et dans des villes du sud de l’Irak, a signalé Amnesty International le 23 janvier 2020.
D’après la Haute Commission irakienne des droits humains, la répression des nouvelles manifestations menées entre le 20 et le 22 janvier a fait au moins 10 morts à Bagdad, Bassora, Karbala et Diyala, et des militants de Bassora ont signalé deux morts de plus le 22 janvier. De nombreuses personnes ont été blessées et arrêtées et certaines ont été soumises à des actes de torture et d’autres mauvais traitements en détention.

Le Laboratoire de preuves d’Amnesty International a authentifié des vidéos de plusieurs affrontements ces derniers jours, confirmant ainsi l’utilisation de balles réelles contre des manifestants non armés ainsi que le recours à des grenades lacrymogènes de type militaire, constaté pour la première fois depuis novembre 2019.

« Ces éléments de preuve inquiétants démontrent que les forces de sécurité irakiennes ont repris leur campagne de répression meurtrière contre les manifestants exerçant simplement leur droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique. Cette nouvelle intensification indique clairement que les autorités irakiennes n’ont aucune véritable intention de mettre fin à ces graves violations », a déclaré Lynn Maalouf, directrice des recherches pour le Moyen-Orient à Amnesty International.

« Le recours à une force meurtrière pour étouffer la dissidence doit cesser immédiatement. Les autorités ont eu plusieurs mois pour renoncer à la violente répression. Les manifestants sont en droit d’attendre des forces de sécurité qu’elles les protègent, et non pas qu’elles les tuent et les mutilent arbitrairement. »

Recours à des balles réelles

Deux jeunes hommes avec qui Amnesty International s’est entretenue ont décrit les scènes effrayantes dont ils ont été témoins le 21 janvier le long du pont de l’autoroute Mohammed al Qasim, à Bagdad, à environ 1,2 kilomètre au nord-est de la place Tahrir, point central des manifestations depuis octobre 2019.

L’un des hommes a décrit ce qu’il s’est passé lorsque les forces de sécurité sont intervenues : « [Trois manifestants] sont morts, tués d’une balle dans la tête. Certains des manifestants étaient sur l’autoroute et des affrontements ont éclaté avec les forces de sécurité. Des membres des forces de sécurité ont utilisé des balles réelles contre les manifestants pour les disperser de l’autoroute et, parfois, ils ont attrapé des manifestants par les bras et les ont poussés du pont. L’autoroute est à environ cinq à sept mètres au-dessus du sol. »

Le Laboratoire de preuves d’Amnesty International a géolocalisé et authentifié plusieurs vidéos montrant certains des événements qui se sont déroulés le long du pont de l’autoroute le 21 janvier. L’une des vidéos montre clairement plusieurs véhicules avec le logo d’une équipe d’intervention d’élite qui dépend du Premier ministre.

Utilisation de gaz lacrymogène en vue de tuer et non pas de disperser

Plusieurs vidéos prises sur le pont de l’autoroute Mohammed al Qasim montrent des hommes masqués en uniforme lançant des grenades lacrymogènes à bout portant directement vers la tête des manifestants le 21 janvier. Amnesty International avait déjà démontré que cette tactique de recours à des grenades lacrymogènes et fumigènes de type militaire fabriquées en Serbie et en Iran avait fait des dizaines de morts en octobre et en novembre. Un photographe irakien a filmé l’un des assaillants se livrant à ce qui semble être une danse de la victoire après avoir tiré sur des manifestants en contrebas.

L’un des manifestants présents le 21 janvier a déclaré :

« J’ai vu l’un des membres de la police antiémeutes lancer une grenade lacrymogène au visage d’un jeune garçon. Un très jeune garçon. Il n’était qu’à un ou deux mètres du policier lorsque celui-ci lui a tiré au visage. C’était tellement choquant. Comme une exécution. Un chaos total a suivi immédiatement. Je me suis dit qu’il était sûrement mort, mais il a survécu, bien qu’il soit dans un état critique. Un autre garçon est mort lorsqu’une grenade lacrymogène l’a frappé à la tête hier, mais je ne l’ai pas vu de mes propres yeux. »

Plusieurs vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrent les victimes de ces attaques évacuées des lieux à bord de tuk-tuks.

D’après des images vidéo et des témoignages, une jeune femme secouriste qui aidait des manifestants a été arrêtée par les forces de sécurité et libérée le lendemain.

Descente armée dans un quartier résidentiel

Après les violences au centre de Bagdad le 21 janvier, un témoin a déclaré à Amnesty International que, le soir même, des membres armés de la garde présidentielle avaient poursuivi des manifestants dans les rues d’al Dora, un quartier résidentiel et commercial à plusieurs kilomètres au sud du centre-ville.

Un jeune homme participant aux manifestations depuis octobre a déclaré à Amnesty International : « Les forces présidentielles du principal point de contrôle du quartier ont reçu des renforts. Tout un camion… Ils étaient tous armés et ont commencé à tirer en l’air et à poursuivre des gens. Ils ont frappé et trainé des gens au sol. De très jeunes garçons. Nous avons commencé à courir dans la rue al Tuma. Il y a des cafés et une salle de sport et les gens ont commencé à courir vers les commerces. Ils les ont poursuivis dans les commerces et les en ont sortis en les trainant. Ils ont également emmené toutes les personnes qui essayaient d’aider les manifestants dans les commerces. Ils ont commencé à prendre les téléphones des personnes qui filmaient et ont emmené quiconque refusait de leur donner son téléphone. »

Amnesty International a authentifié des images du quartier al Dora qui confirment que les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur des manifestants fuyant après la tombée de la nuit le 21 janvier.

Répression violente à Bassora

Des militants de Bassora ont déclaré que les forces de sécurité avaient dispersé violemment les manifestants, notamment en les frappant et en tirant à balles réelles, les 21 et 22 janvier.

Un militant fournissant des premiers secours aux manifestants a déclaré : « Les forces de sécurité avaient recours aux moyens les plus violents et les plus dégoutants pour s’en prendre aux manifestants, qui étaient frappés pendant longtemps, jusqu’à ce que leurs vêtements soient déchirés et qu’ils perdent connaissance pour certains. Ensuite, ils les ont mis à l’arrière des véhicules des Forces Choc [forces de sécurité de Bassora affiliées au ministère de l’Intérieur]. »

L’organisation a vu des photos de graves blessures au dos de l’un des manifestants, qui correspondent à des coups qui pourraient s’apparenter à de la torture. Une vidéo qui aurait été filmée près de la Direction de la police à al Maqal et dans laquelle ont entend des détenus crier a été publiée sur les réseaux sociaux.

Un manifestant de Bassora a déclaré à Amnesty International que la violente répression s’était intensifiée ces dernières semaines et que différentes forces de sécurité étaient intervenues pour disperser les manifestations :

« Ils essayaient de disperser les manifestations, ils essayaient même de disperser par une force excessive tout rassemblement. J’ai vu à plusieurs reprises les forces de sécurité trainer des gens au sol et les frapper. Certaines personnes étaient mineures et avaient 14 ou 15 ans tout au plus. Lorsque les manifestants qui avaient été frappés revenaient vers la zone de manifestation principale, ils avaient des marques de coups de matraque et de bâton sur le corps. »

Il a décrit l’extrême violence des forces de sécurité, qui ont eu recours à diverses armes meurtrières ou à « à létalité réduite », observée dans les nuits du 21 et du 22 janvier : « Pendant les deux dernières nuits, le schéma a été le même : les membres des forces de sécurité arrivent entre 23 heures et minuit, lorsqu’il y a moins de manifestants, et commencent à tirer, comme s’ils venaient juste pour nous tuer. »

Amnesty International a authentifié des vidéos sur lesquelles on voit les forces de sécurité tirer à balles réelles à Bassora et une personne visiblement blessée être portée dans la rue Dinar le 21 janvier.

« Ces pratiques atroces d’homicides délibérés, de torture et de répression doivent cesser immédiatement », a déclaré Lynn Maalouf.

« Des milliers de personnes irakiennes ont été victimes d’homicides illégaux, blessées ou arrêtées arbitrairement ces quatre derniers mois. Les autorités irakiennes doivent de toute urgence maîtriser les forces de sécurité, en exclure les personnes responsables de graves atteintes et diligenter des enquêtes approfondies et impartiales en vue d’assurer l’obligation de rendre des comptes et d’accorder des réparations aux victimes et à leur famille. Le monde les regarde et n’en attend pas moins. »