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Espagne. Les mesures d’austérité impitoyables provoquent la détresse des patients

Les rudes mesures d’austérité mises en œuvre par le gouvernement espagnol ont des conséquences dévastatrices pour les personnes les plus fragiles économiquement et les plus marginalisées ; elles entraînent des listes d’attente insupportables et forcent les patients à rationner leurs médicaments pour faire des économies, a déclaré Amnesty International le 24 avril.

Dans un nouveau rapport intitulé Wrong Prescription: The Impact of Austerity Measures on the Right to Health in Spain, l’organisation expose les dangers en termes de droits humains liés à l’austérité. Il souligne que le gouvernement espagnol a mis en œuvre des mesures d’austérité d’une façon qui l’amène à ne pas respecter ses obligations en matière de droits humains.

« Les personnes les plus fragiles payent le prix d’un plan d’austérité qui a rendu les soins de santé de qualité moins accessibles et plus coûteux. L’acharnement du gouvernement espagnol à trancher dans les dépenses rend la vie très difficile pour les patients et aussi pour les professionnels de santé, a déclaré Sanhita Ambast, chercheuse sur les questions de santé à Amnesty International.

« Les mesures d’austérité adoptées par l’Espagne sont absolument incompatibles avec les obligations du gouvernement liées au respect du droit à la santé. Nous avons parlé avec des patients atteints d’un cancer qui n’ont pas les moyens de se procurer les médicaments dont ils ont besoin pour atténuer les effets secondaires de la chimiothérapie, et avec des personnes souffrant de troubles mentaux qui ont vu les aides qu’ils recevaient brutalement supprimées. Ces réductions des dépenses ne sont pas simplement rétrogrades, elles sont aussi cruelles. »

Le gouvernement espagnol a commencé à réduire les dépenses de santé en 2009, à la suite de la crise financière mondiale. Les mesures d’austérité, notamment celles adoptées au titre du décret-loi royal 16/2012 (DLR 16/2012), incluent une modification du coût de certains produits au détriment des personnes, une restriction des soins de santé disponibles pour les migrants en situation irrégulière, et une réduction des dépenses de santé liées aux infrastructures, aux équipements et au personnel de santé.

Amnesty International a parlé avec 243 personnes en Andalousie et en Galice, notamment avec des usagers du système national de santé espagnol (SNS), des professionnels de santé et des experts en santé publique. Dans ce rapport, l’organisation souligne que les mesures d’austérité touchant le système espagnol de santé publique ont eu un impact disproportionné sur les personnes avec un faible revenu, en particulier en cas de problème de santé chronique, sur les personnes handicapées et sur celles recevant des soins pour une pathologie mentale.

Un médecin a dit à Amnesty International que du fait des mesures d’austérité, « les soins de santé ont été affectés pour les personnes les plus fragiles, et pour celles présentant un risque majoré. C’est d’une cruauté presque insupportable. »

Un poids financier accru

Les recherches menées par Amnesty International montrent que depuis le lancement du plan d’austérité, de nombreuses personnes atteintes de problèmes de santé chroniques ont du mal à payer des médicaments qui étaient autrefois gratuits. Même si les sommes en jeu peuvent ne pas paraître élevées, ces dépenses supplémentaires ont des effets catastrophiques pour les personnes à faibles revenus.

Amnesty International a parlé avec plus de 100 usagers du SNS ainsi qu’avec leurs proches et le personnel soignant. Des personnes ont indiqué que ce sont à présent leurs proches qui payent leurs soins de santé, et d’autres qu’elles ont été obligées de faire un choix pour ne retenir que les médicaments dont elles avaient le plus besoin.

C, une femme âgée de 65 ans ayant souffert de divers problèmes de santé, notamment d’un cancer du sein, de métastases pulmonaires, et qui a deux prothèses des genoux et deux prothèses des hanches, a expliqué qu’elle doit parfois rationner les cachets qu’elle a achetés pour le mois afin de pouvoir payer les soutiens-gorges spéciaux dont elle a besoin pour ses prothèses mammaires.

V, un homme atteint d’un handicap physique, a dit qu’il doit parfois choisir d’acheter des médicaments plutôt que de la nourriture : « Je ne supporte pas la douleur, j’ai besoin de prendre mes médicaments. Soit je prends mes médicaments, soit je me tue [à cause de la douleur] alors si je suis obligé de me priver de nourriture, je n’hésite pas, parce qu’il me faut acheter ces médicaments. »

Un personnel de santé dans une situation intenable

Les dépenses liées aux professionnels de santé ont diminué depuis la crise financière, ce qui s’est traduit par une baisse des salaires, de mauvaises conditions de travail et des contrats précaires. Cela a contribué à la diminution du nombre de personnes employées par les services de santé ; selon les statistiques officielles, en 2014, 28 500 personnes en moins, par rapport à 2012, travaillaient pour le SNS.

Une infirmière a déclaré à Amnesty International : « Nous connaissons de nombreux cas d’infirmiers et infirmières qui ont quitté leur travail à cause du stress. Un grand nombre d’entre eux doivent s’occuper chaque jour de 33 cas complexes. Ils ont dû démissionner parce qu’ils n’y arrivaient plus. »

Plusieurs professionnels de santé ont également dit que l’on faisait de plus en plus pression sur eux pour qu’ils respectent les mesures d’incitation économique qui limitent, par exemple, le montant à dépenser pour chaque patient. Un patient a ainsi déclaré que son médecin lui avait dit : « Je dois vous prescrire un médicament coûteux, mais je vais me faire gronder pour cela. »

« Tous les professionnels de santé avec qui nous avons parlé étaient frustrés car ils auraient voulu pouvoir faire davantage pour leurs patients. L’épuisement, les restrictions économiques et les charges de travail insupportables sont autant de facteurs qui empêchent les travailleurs des services de santé de prodiguer les meilleurs soins possible. Ils se sentent impuissants, exploités et déçus par le système, a expliqué Sanhita Ambast.

Les listes d’attente

Les listes d’attente de plus en plus longues pour l’accès aux soins de santé sont un problème crucial qui a été pointé à chaque fois lors des entretiens, y compris par les experts, les professionnels de santé et les utilisateurs du système de santé. En 2010, le temps d’attente moyen pour une intervention chirurgicale non urgente était de 65 jours ; en 2016 il avait presque doublé, passant à 115 jours.

M, une femme de 49 ans souffrant d’une maladie dégénérative des os, est allée voir le médecin en 2017 parce qu’elle avait mal aux jambes. Le premier rendez-vous avec un spécialiste qu’on a pu lui proposer est en juin 2018 ; M ne peut que prendre des antalgiques et elle est de plus en plus inquiète pour sa santé.

Les services de santé mentale ont eux aussi été durement frappés par l’austérité, dans un contexte où le chômage et les expulsions, associés aux risques liés à la santé mentale, ont fortement augmenté. Des personnes cherchant à obtenir des soins de santé mentale au sein du SNS ont expliqué à Amnesty International que leurs symptômes et problèmes n’ont pas été traités pendant longtemps en raison de longues listes d’attente, ce qui a souvent aggravé leurs souffrances.

Dégradation de la qualité des soins de santé

Plusieurs professionnels de santé et utilisateurs du système de santé  se sont plaints de la dégradation de la qualité des équipements médicaux depuis la crise. Par exemple, des infirmiers et infirmières ont dit que les aiguilles de moins bonne qualité utilisées pour les tests de diabète rendaient ces tests plus douloureux pour les patients. Amnesty International s’est également entretenue avec des utilisateurs de fauteuil roulant et des professionnels de santé qui ont dit que la qualité de ces fauteuils roulants s’était dégradée à la suite de la crise.

Une femme, B, a dit qu’elle avait souffert d’ulcères parce que le coussin de son fauteuil roulant était usé et qu’il ne pouvait pas être remplacé, et un médecin s’est dit préoccupé par l’efficacité douteuse des freins des fauteuils roulants fournis actuellement.

Presque tous les professionnels de santé avec qui Amnesty International a parlé ont confirmé que la durée de la consultation pour chaque patient avait diminué. Un homme qui reçoit depuis de nombreuses années des soins de santé mentale a déclaré : « Avant je pouvais rester plus longtemps avec [mon psychologue]. Maintenant, c’est juste 5 minutes. Quand je suis sorti du dernier rendez-vous, je me sentais exactement comme quand j’étais arrivé. »

Compte tenu des dangers liés à l’austérité, des organes internationaux de défense des droits humains ont établi des lignes directrices pour que les mesures d’austérité n’aillent pas à l’encontre des obligations des États en matière de droits humains.

Amnesty International a établi que le gouvernement espagnol n’a pas respecté ces lignes directrices internationales, notamment pour les raisons suivantes :

–       aucune évaluation de l’impact sur les droits humains n’a été menée en amont de la mise en œuvre des mesures d’austérité, et les niveaux de participation et de consultation concernant les modalités de leur mise en œuvre ont été insuffisants ; –       les mesures d’austérité ont des effets disproportionnés sur les populations marginalisées ; –       les solutions de remplacement envisageables n’ont pas toutes été étudiées ; –       un grand nombre des modifications apportées au système de santé, notamment avec le DLR 16/2012, sont toujours en vigueur, alors que les lignes directrices prévoient que les mesures d’austérité doivent être temporaires.

Amnesty International demande au gouvernement espagnol de prendre immédiatement des mesures pour réformer le DLR 16/2012 et pour faire en sorte que toutes les personnes aient accès à des soins de santé de bonne qualité. Ces mesures doivent comprendre la mise en place de garanties pour que les personnes les plus fragiles ne soient pas désavantagées, et l’amélioration des conditions de travail pour les professionnels de santé.

« Le gouvernement doit également mener de toute urgence une évaluation exhaustive de l’impact sur les droits humains afin d’étudier les effets des mesures d’austérité sur le droit à la santé. La récession ne justifie pas les mesures bafouant les droits des personnes. »

Complément d’information

Au début du mois, un organe spécialisé des Nations unies a également estimé que les mesures d’austérité mises en place en Espagne induisaient un recul de la jouissance du droit à la santé, et que certaines de ces mesures continuaient d’affecter de manière disproportionnée les populations et personnes les plus démunies et les plus marginalisées du pays.

Amnesty International a pris note du fait que les institutions de l’Union européenne (UE) ont continué d’adresser à l’Espagne des recommandations pour qu’elle réduise son déficit budgétaire, sachant que cela se fait au moyen d’une réduction des dépenses de santé publique. Certaines recommandations spécifiques ont appelé à accroître la « rentabilité » des dépenses de santé publique.

Les institutions de l’UE ont incité le gouvernement espagnol à adopter des politiques incompatibles avec les obligations qui lui incombent quant au respect du droit à la santé, ou n’ont pas pris de mesures suffisantes pour atténuer les éventuels impacts sur les droits humains. En conséquence, Amnesty International demande également aux institutions de l’UE de mener une évaluation de l’impact sur les droits humains de toutes les réformes économiques et de tous les programmes d’aide financière en Espagne.